Publié le 09/26/2016 - 13:16
Dans le cadre de l’atelier Récit de voyage assisté par Isabelle Miron, nous avons rencontré le rappeur Sonny Do, qui a récemment fait paraître les chansons En marche! et Se créer où il parle de son expérience et de sa conception du voyage. Nous lui avons posé une série de questions sur ces deux nouvelles pièces pour mieux en saisir la portée et le sens. L'ensemble de l'oeuvre de l'artiste peut être écoutée à l'adresse suivante : https://sonnydo.bandcamp.com/
EN MARCHE! (Ode à Rimbaud)
Ma feuille est blanche telle la nuit, ma mine est grise et mes idées noires
J’attise ma belle Mari bien qu’elle ravive mes bris d’mémoire
Ainsi, j’inspire et l’art suit, je suis inspiré lors
De ces longues nuits où je médite et médis, c’est dit : nouveau départ
Je vole, la voile au vent, naviguent et voguent mes récits
J’écume les mers, accumule les vers sur vagues de rythme et poésie
S’éclipse le port, je quitte mon corps, j’existe lorsque j’écris
Et que je revisite mes souvenirs pour leur donner vie
Assez eu, assez vu, assez connu la soif
Au lever du soleil, je poursuivrai ma route
Je ne sens que l’absence d’absolu qui décoiffe
À chacun de mes pas, j’en saisirai les gouttes
Fini la fumée, demain je marche
Chaque matinée d’ivresse, un cercle opaque qui entraîne crash
Ça tourne et ça devient plate; plus rien n’a d’impact
L’assassin du rêve éteint, je vis vingt-quatre heures sur vingt-quatre
En marche! Je circule sans chaussures
Lassé de cette armure qui me sépare de la nature
Je m’assure de sentir chaque chose sur laquelle je m’appuie
Et ainsi d’être plus présent dans ce monde où tout est uni
L’univers est infini, la Terre un grain de pluie
Ma vie bien trop insignifiante pour m’en faire au moindre souci
C’est pourquoi je ne peux rester passif, assis sous sédatif
J’accepte qu’en tant qu’être humain, je suis poussé par le négatif
Mais que j’ai le don d’être créatif donc je suis reconnaissant
Pour chaque inspiration, cette passion avec laquelle je progresse
En voyant en voyelles et consonnes des coups de pinceau phosphorescents
Extension de mon existence exorcisant le mauvais sang
En marche! Oui, je veux constamment courir
Dès que je croise l’inconnu, je lui lance un sourire
Sans même me soucier de savoir s’il m’a vu, vlan! Sourire
J’essaie de voir d’un nouvel œil la question « comment s’ouvrir? »
Prêt à souffrir, armé de ce masque, me voilà parti
Détaché de tout bien, des liens de la maison, de la patrie
Et je souris à la vie, à ses rayons comme à la pluie
M’abreuvant de liberté libre, en tout saison au paradis
En marche! Chaque rencontre son énergie
J’ai la chance d’y être sensible, je lis l’esprit
J’y puise et j’apprends, j’avance sans m’épuiser
Je laisse le vent me guider et je lui dis : merci
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Récit Nomade : Dans la chanson En marche!, vous multipliez les clins d’œil à Arthur Rimbaud. Pouvez-vous nous expliquer le choix de ces références?
Sonny Do : Vous n’êtes pas sans ignorer que le jeune Rimbaud, après avoir renoncé à l’écriture poétique, s’est mis à sillonner l’Europe puis bientôt l’Afrique, où il a passé le reste de sa vie à essayer de se faire marchand. Ne restant jamais bien longtemps au même endroit, ce poète de l’ailleurs et de la liberté incarne à merveille ce que j’appelle la philosophie de la marche (qui ne se limite absolument pas à l’action d’allonger une jambe après l’autre). Pour moi, la marche représente le mouvement, nécessaire et continu, inhérent à l’être humain, autant de son esprit que de son corps; on peut penser au fameux mens sana en corpore sano (un esprit sain dans un corps sain). Souvent, lorsque nous sommes pris dans un état d’esprit pernicieux, une pensée unique et souvent négative, faire un peu de sport ou une simple promenade aère la tête et change notre perspective.
Ce qui nous définit en tant qu’espèce, c’est d’être en mesure d’évoluer, de changer constamment. D’avancer. Toutefois, il est d’une extrême facilité de tomber dans l’immobilité et le confort, c’est pourquoi il faut faire un effort constant pour s’ouvrir à de nouvelles choses, remettre en question ce qu’on croit savoir, et s’activer physiquement. Bouger, quoi! « Au revoir ici, n’importe où. […] C’est la vraie marche. En avant, route! » (Rimbaud, Démocratie)
RN : Dans la première strophe, où vous dites, si nous avons bien compris, fumer un joint, vous semblez associer l’écriture à une sorte de voyage; est-ce juste?
SD : Absolument. La consommation de substances illicites permet parfois elle aussi de faire circuler les idées, mais elle représente davantage à mes yeux une fuite de l’état actuel qu’un véritable mouvement de l’esprit. À l’adolescence, j’ai développé la mauvaise habitude de get high avant de commencer une nouvelle chanson, ce à quoi j’ai fini par remédier, notamment par la marche.
Pour ce qui est de l’écriture, elle représente en effet pour moi une forme de voyage. Pour écrire des textes de rap, un genre généralement autobiographique, je plonge en moi, puis hors de moi, je fais à la fois travailler ma mémoire et mon imaginaire. Tout comme le fait la marche ou encore la marijuana, l’écriture me permet de remédier à des états de tristesse et de morosité circulaires. Pour reprendre les mots de la poète Isabelle Miron, elle permet un « rétablissement fugace et précaire de l’équilibre ».
RN : Pouvez-vous nous parler du choix d’ouvrir la deuxième partie de la chanson avec les mots « je circule sans chaussures »?
SN : Il s’agit d’une métaphore; on peut très bien se promener pieds-nus ou munis de solides bottes de marche et vivre le même genre d’expérience! Pour moi, « circuler sans chaussures » sous-entend l’effort fait pour se sentir être en contact et même de faire partie de la Terre.
Alors que je voyageais en Europe, la lecture d’astrophysiciens tels Stephen Hawking et Trin Xuan Thuan qui, tout deux, vulgarisent à merveille des phénomènes aussi complexes que le Big Bang, m’a fait réaliser que nous n’étions, nous autres êtres humains, que de la « poussière d’étoile », soit des débris d’astres éteints depuis des millions d’années qui ont lentement menés à la formation de notre système solaire, puis de l’apparition de la vie sur notre planète. Nous ne sommes pas au-dessus de la nature, nous en faisons partie, au même titre que les plantes, les animaux, les insectes. Il m’apparaît primordial d’en prendre conscience pour transformer notre manière d’agir et de voir le monde, non plus comme un ensemble de ressources qui nous sont données pour qu’on les exploite, mais comme un tout auquel nous appartenons et sur lequel nous avons le pouvoir d’œuvrer pour en préserver l’harmonie. Si nous ne changeons pas collectivement et radicalement nos manières de vivre, nous aurons vite creusé notre tombeau, ce qui est peut-être pour le mieux…
SE CRÉER
Pourquoi je suis parti? Parce qu’il n’y a rien qui avait de sens
Passer sa vie dans ce monde malade, une vraie convalescence
Je m’étais rendu à l’évidence qu’il n’y a rien qui allait changer
Être n’importe où sauf ici paraissait alléchant
Aller où? Aller n’importe où, après tout, peu importe
Voir d’où on venait avant d’être fucked up, pourquoi pas en Europe?
Mais Australie, Asie, Afrique… Dans le fond, c’est partout pareil
Parce que c’est le même maudit poison qui pourrit toute la planète
Pas besoin que je fasse un dessin, depuis les années 90
La même criss de façon de gérer le monde, partout le même destin triste
Les pauvres qui s’appauvrissent, les riches qui en ont toujours plus
Compétition, sexisme, racisme, pis nos ressources qui tarissent
Contrôle étatique quasi fasciste, police et médias politique
Trois critères pour se faire élire : être un homme, être blanc et riche
Bref, j’haïssais cette humanité aveuglée par la peur
Jusqu’à ce que j’aille voyager toute une année pis que je découvre sa valeur
Le vrai voyage est en nous
Il permet de se trouver
D’abord l’impression que ceux qui m’accompagnaient entravaient mon parcours
Toujours eu de la misère avec le mot amour jusqu’à ce qu’ils partent tour à tour
Malgré les moments éprouvants, j’ai réalisé que je les aimais
Qu’ils me servaient de support, me permettaient de m’ouvrir autrement
Sans eux, ça a été long avant que je puisse embrasser ma liberté
La peur d’aller vers l’autre, qu’il fallait que j’accepte, s’est manifestée
Mais éventuellement, j’ai commencé à faire confiance à la vie
Me disant : peu importe ce qui arrive, je serai ravi
C’est là que comme par magie, tout s’est mis à bien aller
Sans pour autant banaliser que je me sois fait dévaliser
Au final s’enchaînent les belles choses quand on se dit que tout est pour le mieux
Si bien que quand je suis rentré à Montréal, j’étais heureux
Le vrai voyage est en nous
Il permet de se créer
Pourquoi sommes sur Terre, capables du meilleur et du pire?
Capables d’embellir et détruire, parfois coupables de réfléchir
Capables de laisser un monde meilleur que celui où on est né
Si Dieu nous a faits à son image, c’est pour pouvoir créer
J’ai eu la chance de voyager, je veux pouvoir partager
Toute la beauté qui se trame, cachée un peu partout, il me tarde d’agir
Avant de partir, je ne m’aimais pas moi-même mais la haine est illusoire
J’ai appris à voir qu’on fait partie de la même chaîne lorsque j’ai déplacé le miroir
On est toujours contre quelque chose, tout le monde crie mais on ne s’entend pas
Le voyage m’a appris à écouter, à vivre ensemble
Le voyage est certes dur; il permet d’être Dieu
Chaque jour, nouvel endroit, nouveaux choix : qu’est-ce que je peux faire de mieux
Je rêve qu’on apprenne à être humain, je rêve de nous voir progresser
Chaque être, chaque centimètre de la Terre, on a le pouvoir de l’aimer
Accepter, pardonner, chérir l’altérité
Si le monde est malade, il n’y a que l’amour qui peut le guérir
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Récit Nomade : Avec Se créer, vous dites être parti en voyage en quelque sorte par exaspération face à la situation politique?
Sonny Do : C’est exact. Comme tant d’autres, j’ai vécu nuit et jour l’engagement social du mouvement étudiant de 2012. L’élection du Parti Québécois qui a clos instantanément les six mois de grève qui ont été le théâtre des plus grandes manifestations jamais vues au Québec a eu un goût très amer. Pour beaucoup, qui croyaient comme moi à l’imminence d’un changement tant attendu dans notre façon de vivre en société, cette fin abrupte représentait une victoire de l’ordre établi. J’étais devenu complètement désillusionné, presque entièrement vidé de ma foi envers l’avenir. En voyage, j’ai non seulement vu que d’autres manières de vivre sont possibles, mais qu’une conscience collective semble éclore partout à travers le monde et que d’innombrables initiatives citoyennes germent quotidiennement aux quatre coins du globe.
RN : Dans les deux derniers couplets, vous insistez sur le mot « amour ». Pouvez-vous définir pour nous ce concept?
SD : L’amour, pour moi, découle de la réalisation que tout est uni. Il est possible de sentir un profond sentiment d’amour nous gagner simplement lorsqu’un passant nous croise et nous renvoie notre sourire, par exemple. On peut aimer chaque être, chaque chose, même chaque instant. J’ai fini par acquérir la certitude que la vie est parfaite et qu’au bout du compte, tout finit par se régler. L’amour permet l’acceptation des moments difficiles, des situations injustes, des choses auxquelles on ne peut rien faire. Si je dis que seul l’amour peut changer le monde, c’est parce que j’ai l’impression que celles et ceux qui sont responsables de l’état actuel des choses se sont considérablement déconnectés de leur humanité. Il est vain de les haïr pour cela; au contraire, je crois qu’ils manquent particulièrement d’amour. En tout cas, ils nous montrent la nécessité de s’aimer les uns les autres et d’œuvrer à faire le bien autour de nous.
RN : Que voulez-vous dire lorsque-vous parlez de « déplacer le miroir »?
SD : Il s’agit d’une idée de Mahélie Caschetto que je me suis appropriée : « Ne se voit-on jamais qu’à travers les reflets obliques? Voyager : déplacer le miroir. » (Récit-Nomade – Dédale) Pour moi, déplacer le miroir, c’est se voir sous un autre angle; dans ce cas-ci, cela m’a permis de réaliser que je faisais un avec tous les autres êtres humains, et toutes les autres formes de vie sur Terre. Moi, toi, nous, l’univers; interconnectés. La haine et la colère, toutes deux terriblement destructrices, sont contagieuses : si nous n’y prenons pas garde, il suffit de croiser quelqu’un de mauvaise humeur ou, simplement, d’être déçu par rapport à nos attentes, pour se laisser à notre tour gagner par une forte et tangible énergie négative. L’amour, la gentillesse, le sourire sont les meilleurs moyens pour enrayer cette énergie. L’amour aussi est contagieux.
RN : Pour finir, pouvez-vous nous parler du titre de la chanson? Qu’est-ce que cela signifie, « se créer »?
SD : Lorsqu’on voyage, il est aisé de se trouver toujours dans de nouvelles situations. À chaque fois, nous devons agir spontanément, ce qui nous montre selon moi un des côtés les plus authentiques de notre personne, qui nous sommes. Nous pouvons ensuite nous demander si nous avons bien agi, interroger notre comportement pour transformer nos prochaines actions. Ainsi, grâce au voyage (qui est, ne l’oublions pas, un simple état d’esprit), il y a moyen de toujours progresser, de devenir chaque jour, à chaque instant, à chaque pas, le meilleur de nous-mêmes. Sans fin.