Présentation

Nous concevons le voyage à partir des études anthropologiques du rituel. Le voyage correspond à une phase dite «liminaire», c'est-à-dire à un moment ou une période où se vit le passage ambigu entre le détachement de l’individu par rapport à un ensemble de conditions culturelles (séparation) et le regain de sens (agrégation) surgissant après le rite.

L'anthropologue Victor Turner soutient également que la liminarité est à la source de la communitas, une expérience collective de fraternité-sororité transcendant les différences sociales. 

Le voyage inscrit d’emblée une expérience transformée du monde et une rupture par rapport à toute routine ainsi qu’à l’ordinaire du chez soi: il opère un détachement de l’individu par rapport à un ensemble de conditions socioculturelles (séparation), il offre en soi une expérience ambigüe à valeur existentielle (liminarité), et le retour chez soi ouvre à un regain de sens (agrégation). 

Qu'il soit source de dépassement, de tensions ou de contradictions, le voyage – comme pratique de la mobilité dans une société médiatisée – se vit aux interfaces du soi et de l'altérité, du monde «tangible» et des hypermédias. Le voyage offre dès lors la possibilité de faire une expérience ambiguë à valeur existentielle (liminarité) qui sublime l'être dans des réseaux de relations concrets, mais aussi virtuels (communitas).

L’expérience de la création est comme un passage d’un état à un autre, ou un laisser-aller vers l’inconnu, l’étrangeté. L’expérience de création peut, tout comme celle du voyage, être éclairée par les trois phases du rituel: le retrait en soi (séparation), l’expérience de l’altérité (liminarité), à laquelle est liée une communitas littéraire, et la venue de l’oeuvre (agrégation). 

Les récits de voyage hypermédiatiques font appel à des «systèmes de renvois basés sur des hyperliens qui permettent la navigation non linéaire et interactive dans un ensemble de données multimédia» (Usito).

Les textes, vidéos, enregistrements sonores, photographies et autres images produisent dès lors des réseaux complexes de sens que façonnent les internautes par le biais d'interfaces web 2.0, c'est-à-dire dont le contenu web est généré par les utilisateurs (comme sur les réseaux sociaux, les forums et autres sites wikis). 

Ce projet de recherche-création s’appuie sur la prémisse selon laquelle l’expérience de voyage et la culture hypermédiatique concourent à la redéfinition de la posture de l’écrivain.

Nous entendons par posture la manière qu’a celui-ci d’envisager et d’investir son travail, le sens et la fonction qu’il lui attribue, les questions éthiques et esthétiques qu’il entend poser à lui-même comme à la société par le biais de son oeuvre.

La méthodologie A/R/Tographique ouvre l'écrivain voyageur à de nouvelles façons d’habiter et de décliner son processus créateur. 

L’approche A/R/Tographique est inédite en études littéraires québécoises. Cette méthodologie heuristique et régénératrice engage les professeurs chercheurs-créateurs (Artist/Researcher/Teacher) au sein d'une approche créatrice, réflexive et pédagogique évoluant de façon rhizomatique, i.e. sans hiérarchisation des langages ni réification des savoirs.

Grâce à une observation de soi (corps et conscience), de la communauté et de l'environnement, celle-ci propose une éthique du changement basée sur la prise en compte constante de l’émergence de nouveaux savoirs.

La méthodologie A/R/Tographique permet de revisiter globalement le processus d’écriture. Si la création littéraire n’a évidemment jamais été pensée de façon linéaire, elle est, par le biais de l’A/R/Tographie, saisie dans une totalité en constant changement, à l’image de la mondialisation.

C’est-à-dire que le voyageur, plutôt que de s’installer dans une trajectoire orientée d’avance en fonction de buts précis, avec un projet au départ relativement défini, devra apprendre une nouvelle façon d’habiter la création. 

Des réflexions sur les hypermédias et la cognition nourrissent le projet de création. 

L'interdisciplinarité permet à l’écrivain à la fois d’éprouver et d’enrichir son projet d’écriture. Dans un contexte hypermédiatique de changement perpétuel et de communication (presque) instantanée, l’écrivain acceptera que son oeuvre se reconstruise et se diffuse au gré des sélections effectués par des internautes participant à la médiatisation de l’oeuvre sur les réseaux sociaux.

Également, puisque tout ce qu’il perçoit, d’après le point de vue des sciences cognitives, résulte de son couplage avec l’environnement et non d’un point de vue séparé sur de l’information préexistante, il s’agira ici de penser la création en contexte de voyage à l’image même de la capacité de sélection et de décision qui constitue le moteur véritable de la connaissance.

Dans ce nouveau contexte de création, instable et insécurisant, l'écrivain apprendra, par le lâcher prise, à faire acte de voyage au moyen de et à travers la contingence, hypermédiatique ou factuelle : non seulement par le biais de son oeuvre, mais également dans l'expérience même de son processus créateur, puisque tous deux se médiatiseront et se métamorphoseront continuellement.