Ton visage est un voyage

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Image : Yasmin Than

On était allées diner. On avait parlé des textures du temps. Des allures de mères. De messages secrets de médecins imbus d’eux-mêmes et de poupées humaines. De paysages et de voyage. De celui auquel tu prends part (ils t'ont embarquée sans vraiment te demander), de celui vers où tu t’envoles pas cette fois-là (nous on t’a mise sur le mode présence invisible tu fouleras la savane sans le savoir). L’après-midi s’est déroulé comme un tapis volant, on s’est quittées comme on se laisse souvent, dans la légèreté.

Je suis rentrée. Mon chandail sentait le masala, la maison était chaude, les chats dormaient à terre.
Tout allait sauf une petite chose.
C’est qu’assise ici j’écoute du vieux folk comme il s’en râle dans les road-trip sans bout et on a parlé de voyage mais j’aimerais te parler de ton visage.

Ton visage tel qu’il vient de se faire pénétrer. Ton visage intensément exploré, ton visage beaucoup brassé. Une porte ouverte par un couchsurfer un peu sur le party. Il a dormi sur le divan a laissé les draps mêlés et les taies d’oreiller à l’envers. Les coussins ont glissé et la housse s’est relâchée mais la fenêtre est ouverte le soleil dégouline toute grande sur le futon. J’aimerais te dire que c’est ça que je vois. Ton visage revu. Celui qui est né après qu’on t’aie couchée. On a placé tes deux bras sur les côtés. On voulait s’assurer que tes mains trotteuses n'interrompent pas l’aventure. On voulait aller straight pipe to the point tasse-toié de d'là toié. Le chirurgien-chauffeur-de-jet-privé en avait rien à faire de tes détours d’autobus en campagne, du temps que tu prends à sentir les fleurs du chemin, des heures que tu perds à les gagner. Alors quand on a été certains que tu mettais ton existence sur la tablette, que tu te réservais le temps d'une journée, on est entrés dans ton visage. Comme un couchsurfer s'étend sur le divan. Comme une porte-patio glisse sur l'environnement. On ouvert et refermé ton visage. On y a joué. On y a tracé des nouvelles vagues, on l’a réanimé. Remastérisé. Revu la route qu’on prend pour le traverser. Il n’en va plus pareil pour aller d’un point A à un point B peut-être que ça enseigne à qui veut réellement regarder que le chemin est finalement vraiment plus intéressant que l’aboutissement.

Et là pendant que tu faisais confiance une première fois (octobre) et que tu refaisais confiance une deuxième fois (décembre) et que t’as jamais arrêté de faire confiance (whatever) au trajet opératoire, on a cheminé fort dans le voyage de ton visage. On a mis la butte à terre. On a creusé des sentiers. On a secoué les frontières. On a gratté la colle d’en-dessous des éternelles stabilités genre la rive de tes paupières, la clôture de tes cils, le plateau de tes tempes. On les a agités comme les lettres dans le Boggle ou les nuages dans le ciel d’un documentaire de la BBC. On en a fait émerger une nouveauté. Ton visage est devenue une nouveauté nivelée. D’une plaine légère et lisse à l’œil il est devenu montagneux et dentelé. Il s’est complexifié pour une fois que le compliqué enrichit au lieu de décourager. Il y a maintenant un relief sur toi. Tu voudras rien savoir mais c’est beau Vanessa.

On parlait de séjours dans les brousses de l’Afrique ou dans les vapes de l’Anesthésie et maintenant que j’écoute du vieux folk de road-trip j’aimerais te parler du voyage de ton visage. Je dis ça parce que tes collines sont intéressantes. Que le creux sur le bord de ta route est un bel endroit où prendre de l’air. Que ma douce on peut se reposer deux secondes sur la chaussée de ta face. On dinait et tu m’as offert l’amitié d’y gambader. J’ai patiné j’ai fait la bicyclette que je maîtrise pas tout à fait j’ai surtout fait halte sur le soft-shoulder. Je me suis permis de faire du sport amateur, de bouger les rames de mes pupilles dans le lac de ta face. On parlait on dinait on riait on pleurait même un peu par bouts (on hydratait la zone d’eau de ta peau) et j’aurais aimé te dire : ton visage est un voyage.

Il s’est peuplé des moutons du vécu. Coloré du gazon de l’épreuve. Accidenté des aller-retour imprévus. De la souplesse qui nait de l’intrusion. Dans les derniers mois ton visage est devenu un pâturage d’été ou un cimetière en pleine rénovation ou un itinéraire malléable sur une mappemonde en trois dimensions j’arrive pas encore à décider.

Justement, j’écoute des vieilles chansons qui râlent et rient et banjo et j’aimerais te parler de ton visage vivant et mort parallèlement.
Il est gorgé d’existence ton visage
Fardé de mise au repos ton visage
C’est une palpitation en même temps qu’une sieste ton visage
Un après-midi dans un nouveau lieu. La veille et l’éveil chillent sur ton visage. Ils se partagent le pré. Même pas besoin de plusieurs cantons pour tout héberger. Tes joues sont assez grandes pour tout prendre, le vieux et le neuf, le mouvement et l’inactivité. Ton visage est d’une géographie étonnamment accueillante je gage que c’est le plus bizarrement aimant des compliments qu’on t’ait jamais fait. C'est que oui au niveau de l’hospitalité ton oeil fragilisé ressemble à une chaise longue. Il est gentil il s’étire et s’élargit pour m’accueillir moi ce midi et tous les autres tout le temps : les chutes, les champs, les silos, les poteaux, les marais, les terres en jachère. Ton visage est un voyage en campagne, mes yeux sont la porte d’entrée vers l’avion de ton nez. Tes arcades sourcilières sont des deltaplanes et les montgolfières de tes pommettes transforment le tourisme en quelque chose d’accessible dans un resto sur l’heure du lunch. C’est quand même quelque chose.

Assise ici dans la chaise longue de ma vie j’aimerais te parler de l’ouverture sur ton visage. Des champs qui s’y allongent. Des territoires nus sur la peau nue. J’aimerais te parler de la géographie que j’y décrypte, j’aimerais te dire que je me permets de me perdre dans la lande des tes nouvelles cernes. Que je m’autorise à y promener mon regard rêveur. Me balancer dans les canots de tes paupières, les pentes de tes coins, la dépression de ton oeillère. Je me permets de m’y baigner. On y est bien. Il y a un spa à l’aube de ta face. Je gage que tu savais pas ça prend une seconde paire d’yeux pour voir les sous-bois des fois. J’aimerais te dire que je me permets de prendre un break en toi. De regarder la neige tomber dans l’été. On est bien dans tes nouveaux creux. Tellement que mes yeux s’égarent. Les tiens regardent comme ils l’ont toujours fait : ils sont pas vraiment conscients de s’être transformés en puits ouverts, en berceaux avec des ailes.

J’aimerais te parler de ton visage
Te dire qu’il bouge. Qu’il m’apparait actif.
En expansion en mutation, que les volcans y palpitent tendrement
J’aimerais te chuchoter de ne pas capoter avec les incendies les avalanches ou les tsunamis. J’aimerais te pointer le voyage de ton visage, ses montagnes circulaires et ses creux doux. Te dire l’effet de balançoire qu’il me fait, un coussin portatif une balade égale relax et intéressante, j’aimerais te remercier de me laisser errer. Te dire que les flous c’est bon signe quand on sait à quel point les trous sont pleins.

On était allées diner on riait on pleurait on parlait de voyage et j’aurais aimé te dire ton visage
J’aurais aimé t’informer que tu m’as emmenée en promenade avant l’Afrique j’aurais aimé te remettre le ticket de la ride pour te dire merci mais j’ai échappé mon iPhone à terre à la place
Il est fendu on dirait une étoile filante dans un iceberg
On parlait de voyage et de messages cachés et j’aurais aimé te parler de ton visage mais je t’ai montré l’éclat dans le fracas de la vitre de mon téléphone à la place j’espère que tu y as vu ce que tu avais besoin de comprendre je t’aime.