Pérégrinations d'un lièvre nordique en Amérique septentrionale

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Les lièvres nordiques sont des animaux candides et idéalistes, fortement attachés au spectacle de la nature qu’est leur habitat.
Ils se trouvent plus souvent dans les terres au nord de nos parallèles métropolitains.
Il arrive qu’une migration en territoires hostiles éveille chez eux lucidité ou désenchantement.
Certains humains, souvent d’âge plus neuf, ont quelque ressemblance avec eux.
Voici le carnet de l'un de ces lièvres à l'occasion de quelques détours autour du territoire.

 

 

Coin de carnet n°4  29 mai 2015
Une saison en banlieue (Les Rivevilles)

Quelque chose de ce coin de rue, et de celui par-delà, m’étourdit. En voyage, quand on se sent étourdi, c’est je crois à cause de la montée soudaine de sang neuf au cerveau, d’oxygène — « d’air pur » — qui nous décape la boussole. Au coin de ces rues atones, je ressens plutôt un étourdissement dû au monoxyde de carbone.

Le périple humain se base-t-il sur un éternel combat pour trouver un juste milieu dans une situation plus ou moins respirable ? (Je ne dis pas que la vie est irrespirable ; je parle de ce qu’on en fait.) Quel est le point entre l’étourdissement monoxyde de la banlieue, lieu commun par excellence, et l’étourdissement suroxygéné du lieu lointain, du changement d’air total qui vient avec la distance ?

De mauvaises langues peuvent décrire (décrier) la banlieue pour ce qu’elle paraît : une série préfabriquée de maisons-tombes (« C’est là que je (me) repose après la journée de job »), une excuse pour sortir de la ville. Une apparence de verdeur dans des parcs bien tondus où l’on ne traîne pas après 19 h sans avoir l’air louche.

Nos banlieues — reconnaissons haut et fort le patrimoine de la nation ! — méritent tout autant le nom de rivevilles : elles bordent un fleuve majestueux, principale voie d’entrée et de sortie d’un continent massif où se côtoient les univers les plus hétéroclites. La plus notable est évidemment la banlieue montréalaise : le Grand-Montréal, lieu d’habitation d’une majorité écrasante de Québécois.

On pourrait tous déménager à Monaco que ça ne ferait pas grande différence. Toute la vallée du Saint-Laurent, autour de l’archipel d’Hochelaga, est un espace d’attraction. Les banlieusards sont des gouttes dans une rivière de bitume qui coule jusqu’à l’épicentre au bouton d’or : Montréal la grande — Montréal l’illuminée — Montréal en lumière — Montréal fait pâlir les étoiles. On n’aime pas toujours Montréal, mais on y travaille, « parce que c’est comme ça ». Alors on se place tout autour et on se bâtit une apparence de liberté.

Je crois que la banlieue est symptomatique d’une acceptation de la société qui est fataliste et désespérante. On entre dans le monde comme s’il était déjà fait, bâti, fini. « Ah c’est comme ça que ça marche, ben coudonc. » Une société n’est jamais faite et elle ne le sera jamais. Alors, qu’est-ce qui se cache derrière toute cette mécanique de propriété, de symétrie et de marchandage modèle Costco ?

Je ne crache pas sur ces rivevilles aux abords bien policés et bien proprets. J’y ai passé toute ma vie, même si j’aime proclamer que dans la ville où je suis, ce n’est plus tellement la banlieue ; que c’est la Porte du Nord et que c’est à peu près chez nous que ça commence à être beau en montant. On oublie les plaines ; des montagnes surgissent dans l’horizon…

Bla bla bla. Opposition contre opposition. Là n’est probablement pas la solution.

C’est aussi un peu (mais pas seulement) pour comprendre les rivevilles que je les quitte et vais explorer d’autres reliefs dans cette Amérique aux formes kaléidoscopes. Exit le walk-in montréalais. Exploration au-delà. Je verrai bien ce qui en ressort.

 

 

 

Coin de carnet n°12  18 juin 2015
Vancouverte (New Amsterdam Cafe)
Divagations d’un vagabond dans une dure Cité du Pacifique.
— Aucun potentiel commercial.

 

Un aigle blanc d’Amérique

Trépasse de façon scénique

Au-dessus d’un trou de verdure

Devenu débarras à ordures :

Un espace vert dans Vancouver,

Parc à crack, parc à attaques.

 

Il atterrit sur une statue

Abritant une femme battue.

Mort sur un lit de seringues,

Il est fini sur le pavé,

Réduit à contempler le pré

De vieux panaches héroïno dingues.

 

Je vois la vieille femme fatiguée,

Doutant de tout, de tout lassée,

Qui habite la ville au nord

Et qui ferme ses stores

Quand y a des noirs

Sur sa rue

Le soir venu.

 

Quatre gars su’ l’divan,

Hébétés, les yeux en sang,

Se partagent la vue de la rue ;

Tous témoins de la racaille

Et du vieux chêne en ferraille

Abritant la femme battue.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Coin de carnet n°34  23 septembre 2016

La volonté de puissance, ou Une mouette chez McDonald’s

 

On a tendance en tant qu’humains à se distancier superbement des autres animaux, sous prétexte qu’on a la faculté de conscience. Eh bien ! Nous sommes comme les autres animaux, simplement plus vaniteux.

 

(J’ai moi-même la vanité de penser comprendre nos travers et de les dénoncer.

                                              Mais toutes les Vérités se valent-elles vraiment ?)

 

Il y a tant de choses à vivre, à découvrir. Je pars vers de nouvelles destinations à la recherche de l’Autre, mais surtout d’un Autre qui se donne les moyens de sa pleine puissance. Tout autour de moi, je remarque que nous sommes des mouettes. J’y pense : avoir la capacité de voler, et voler si bas…

 

Les mouettes, les goélands, ça vole dans le vent, au-dessus de l’océan. Les représentants de la liberté, de la pureté, de la transcendance. Mais si on donne à une mouette la chance d’apercevoir un McDonald’s, on va la retrouver dans un stationnement de centre d’achats à manger des frites. Ça me renvoie à notre propre humanité : une longue route, une épopée dont le point de chute est au McDo. J’ai la capacité d’avoir un destin formidable, j’ai du cœur et de l’esprit, mais je finis par accepter tout ce qu’on m’impose parce que je suis une mouette chez McDo.

 

Mes voyages ne s’égarent pas dans des agglutinations touristiques. Ça peut être ben le fun, mais on finit par se retrouver toute la même maudite gang simplement déplacés dans l’espace. Qu’est-ce que tu apprends sur toi, sur la vie, quand tu te promènes sur une plage en Floride avec mille autres Québécois ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Coin de carnet n°35  2 octobre 2016

Sea Shack, Sainte-Anne-des-Monts, Gaspoésie

 

À l’auberge le Sea Shack, très prisé des Français à ce que je vois, il faisait une chaleur à faire fondre les corps. Plus tôt dans la journée, au haut du Mont Saint-Pierre, avec le vent de la mer dans’ face, on était tout de même nus jusqu’à la taille, perlants de sueur. Ça s’était un peu rafraîchi en soirée, bien sûr, mais rien n’indiquait quelque changement notable.

 

On a dormi dans la van. Chouette endroit, mais on n’avait pas de fric pour honorer leurs lits. Les Françaises avec qui on a parlé discouraient sur le Québec comme d’un endroit pittoresque qu’on célèbre sur des plaques d’immatriculations bidon — « I QC » — « Je cœure Matane », ça se dit-tu bien ? Après leur célébration du charme des paysages nordiques — elles ont raison sur bien des points, et il faut célébrer leur intérêt par-dessus tout — elles ont décidé de piquer leurs tentes à la belle étoile. Sur le bord de la mer. On était à la mi-mai après tout !

 

« Hiiiiiiiii saluuuuut ! »

C’était l’apostrophe de bienvenue de la météo gaspésienne à ces demoiselles au lendemain.

 

Comme de fait, on s’est réveillés dans la van et le temps était brusquement devenu glacial : par la fenêtre — Surprise! — une bonne bordée de neige et la tempête qui brouillait le lointain, comme la Gaspésie en a le sacré. La van n’était pas isolée, l’humidité du golfe Saint-Laurent nous avait pris aux os. Nous avions été trop insouciants. Nous n’avions pas trop pensé. Pourtant, nous sommes des habitués de la région…

 

Mais les Françaises ! La marée haute les atteignait presque, ce qui rendait le froid plus mordant, plus pénétrant encore. Elles devaient se croire en vacances sous des latitudes clémentes, au vu de la température de la veille. Bienvenue au Québec, mesdemoiselles !

 

C’était peut-être pas un coup de génie, mais tout de même, en voilà du pittoresque !

Retour glacé dans les Laurentides, à bord d’une van qui ne dégèle pas.

Un peu de Manu Chao pour réchauffer le cœur des troupes.

 

 

 

 

 

 

 

 

Coin de carnet n° 40  1er novembre 2016

Patte-à-terre, Rivière-à-Claude, Gaspoésie

 

J’ai, avec mes compagnons lièvres, élu domicile temporaire dans une demeure modeste, bâtie sur des intentions de partage hors de la trop-grosse collectivité. Ça peut sembler être un paradoxe, mais j’ai la ferme conviction que le collectif fonctionne mieux lorsqu’il est restreint à moins de trente millions d’individus.

 

Être bien loin des grandes villes et surtout « déconnecté » — car l’anthropocène, âge géologique façonné par l’activité humaine, sera résolument « connectée » — me ramène à certains bons sentiments. Confort, détente et abandon d’un certain stress quotidien.

 

Je peux maintenant accoler à ces sentiments un vrai paysage. J’y entrevois des détails qui m’échappent souvent dans les grandes villes, comme les étoiles. Quand ce ne sont pas de vulgaires satellites !

 

Dans cette vallée sauvage non loin du Saint-Laurent déserté, seulement munis d’une lampe de poche et d’un appareil photo, mon ami lièvre et moi avons pu constater dans la lecture d’un ciel inconcevable à quel point notre carré de sable bitumineux est sans grande valeur à l’échelle cosmique. Nous avons raté les aurores boréales de peu, mais le cirque stellaire au-dessus de nos têtes compensait amplement les fesses et les doigts gelés à moins vingt degrés.

 

Où se situe notre valeur humaine à l’échelle cosmique ?
La mienne tend-elle, avec un peu d’espérance, de travail de conscience, et très lentement, vers la voûte céleste ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Coin de carnet n° 44  19 novembre 2016

Falaises de Prévost, Laurentides

 

J’ai réussi à occuper mon amie pendant le trajet en train. À la sortie, une ellipse de char nous a conduis enfin à l’endroit convoité, à une convenable distance du monde pressé.

 

L’hiver n’est sublime que dans les endroits sauvages.

La ville est grise, les gens ont la rage.

Au loin, là-bas, loin du saccage,

Le silence de la neige étouffe nos paroles.

 

Je voulais la gagner à ma cause : celle des paysages nordiques, des espaces ouverts, des flancs montagneux, des pavillons arboricoles, de la texture du chêne et de la volupté de l’épiderme.

 

C’était son voyage à elle, elle le souhaitait, et j’étais plus qu’heureux de lui faire découvrir ma « culture » boréale. Du bitume déformé et des scrappe-ciels à la majesté ancienne des reliefs couchés sur ce coin de terre, changement de ton assez drastique. Admirer ces augustes montagnes aplaties par les glaciers de notre préhistoire force le respect. Le respect, le calme et le fait de se retrouver à deux dans un endroit tranquille, ouvre les limites du possible. Ça allait briller de mille feux dans la cheminée.

 

J’ai eu cette envie — ce besoin — de m’aménager mon propre coin de pays — forestier, serein, au décor humble, enchanteur. J’étais tellement heureux d’être content que je me suis mis à bredouiller en lui présentant notre refuge de passage. Cette soupape bienvenue au monde établi la transportait tout autant que moi. Je pouvais compter sur son entier aval, maintenant qu’elle avait été charmée par ma « cabane dans l’bois », loin du style néo-coquet, des matériaux nobles qui la revêtissent à ses aménagements pratiques mais relevés, sans chichi ni wifi.

 

Elle m’a avoué plus tard que cela lui avait fait un sacré choc. Petite fille de Centre-Sud ne se sent plus chez elle. Je ne pensais pas que ça lui occasionnerait un tel coup. La voilà qui m’apprend qu’elle va visiter le lac Saint-Jean bientôt, avec une autre amie qu’elle a convaincue de l’accompagner. Je lui suggère quelques arrêts à Tadoussac et ailleurs, communauté voyageuse et boréale en tête. Elle en est ravie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Coin de carnet n° 45 — 7 décembre 2016

Nulle part en particulier, mais certainement avec la Boréalie en tête

 

J’ai trouvé mon sens du voyage. J’ai parcouru la Nord-Amérique du levant au couchant, rencontrant des gens aux valeurs et visées près des miennes, mais sans jamais me détacher de cette aversion vis-à-vis du monde « civilisé ». Je l’ai apprivoisé grâce à mes voyages en Montréalie, scolarité oblige. L’UQAM, plus que ce qu’elle m’a offert en études, m’a permis d’apprivoiser un mode de ville que j’aurais toujours rabaissé. J’y vois du bon, parfois même de l’extraordinaire. Ces deux mondes peuvent cohabiter. Mon projet maintenant est d’en faire une réalité dans la tête de tous.

Pour citer: 

Image: Estampe, titre: "Vue de l'Isle Percée, rocher remarquable dans le Golfe St. Laurent, à 2 lieues au sud de la Baye de Gaspe".
Dessiné sur place par le capitaine Hervey Smyth, 1760 ; gravure par Pierre Charles Canot (1710-1777, graveur), date de création/publication: Londres, 1768. 

Les cartes sont du Gouvernement du Canada, semble-t-il. La plume des lièvres, dont la mienne, est allègrement passée et repassée dessus, du Yukon aux Îles de la Madeleine.

Les clichés de la tanière gaspoétique sont de l'ami lièvre Gabriel D'Astous. Un authentique lièvre découvreur s'il en est!