Le ciel de Valence

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Le ciel de Valence

un ciel gris un gris froid
de la brume et des frissons
c'était en août pourtant

ce jour-là
à l'aquarium de Valence
des poissons avaient nagé
au-dessus des têtes

le cou cassé
la bouche entrouverte
les visiteurs les regardaient à travers les parois
d'un tunnel de verre

on se lasse des écailles
des couleurs tropicales
des mouvements aquatiques
imprévisibles
et des branchies qui s'agitent

on rentre à l'hôtel
en tramway
les banquettes en plastique moulé
se mouillent de sueur
dehors
des touristes croquent des cacahuètes
et font rouler des noyaux d'olives très salées sous leur langue
c'est les vacances
mais le ciel est lourd

sur le toit de l'hôtel Sorolla Palace
le jour déclinait
au bord de la piscine
une femme avançait
déhanchement ondulant
tissu raide
du polyester qui brille au soleil
sa jupe crayon
sa jupe acier et ses jambes en saccades
sa silhouette frêle
ses petits os serrés
ses hanches et ses mâchoires
son corps à contrejour
ramassé dans ses plis de détresse
du sang au poignet
le long de son chemisier élégant
mouillant ses chaussures à talons sobres
elle secouait des cheveux blonds
décolorés
que le vent n'emmêlait pas

un air de venir d'ailleurs
d'Europe de l'Est peut-être
une étrangère

ses bras bougeaient mollement
et le gros sac en cuir
en appui sur
son poignet pansé
exagérément balancé dans le vide
semblait marquer
le rythme
de cette avancée

sac enclume
ni lustré ni mat
seulement fatigué comme peuvent l'être
les cuirs et les peaux
avec le temps
patine et craquelures
à l'usure
éclat perdu
le dessèchement dans les plis

je revois
le sac de cette femme
qui s'avance vers moi
sur le toit de l'hôtel Sorolla Palace
sous un ciel couvert
je lève les yeux
de mon Paris -Match
puis Valence
devient
pour toujours
une ville froide

quelque chose se glace
quand
je formule
les trois syllabes
de Valence
dans ma tête
je revois un ciel gris
un gris froid
une chambre sans charme
un gym climatisé où je cours sans avoir chaud
j'ai oublié la température de la mer Méditerranée
et la lumière
ne parvient pas à pénétrer
pleinement ce paysage de bord de mer
qui disparaît dans le brouillard
mais je me souviens
très bien
de la sensation
de figer sur place
sur le toit de l'hôtel Sorolla Palace
tandis que cette femme s'avance vers moi
me confie son sac
puis se jette dans le vide

tout en bas
sur le boulevard
des passants crient

c'est la précipitation
la course vers l'ascenseur
la descente
seule avec le sac
dans cette cage
tandis que mon cœur
organe creux à quatre chambres
se met
à battre
furieusement
dans mon thorax

le bout de talon
à environ un mètre du corps
un morceau d'os
entouré de chair
avec très peu de sang
qui correspondait
exactement
à la blessure
sur le pied
de la femme
allongée sur le dos
jambes éparses
blondeur de peroxyde
convulsions
sur le trottoir

un talon fracassé
c'est ce que je regarde
quand je tends aux ambulanciers
le gros sac
de la femme de Valence

« Non, je ne la connaissais pas. »

cette chute
je l'ai brassée dans ma tête
une douleur
au niveau du ventre d'abord
l'impact
l'os et le béton
une brique
une barre de fer
en travers de l'abdomen
le souvenir d'une écorce
éraflant
la peau fragile
de mon petit ventre blanc
en tombant d'un arbre
enfant

couverture thermique
sur le corps
sur le trottoir
quand on perd du sang
quand on subit un choc
quand on va mourir
on a froid
même au cœur du mois d'août

Poème finaliste au Prix de poésie Radio-Canada 2015