La poésie chamanique de Serge Pey

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1. En quoi la poésie chamanique ou poésie-action de Pey peut-elle correspondre à l'idée qu'on se fait du récit de voyage ? Opérons un retour sur l'expérience du sacré.

La poésie-action de Pey serait à la fois une manière de raconter le voyage et de le faire vivre, en le performant. Mais de quel(s) voyage(s) est-il question, puisqu’il y en a rarement un qui soit identifié clairement dans sa prise de parole ? Il s’agit du voyage en son sens fort, et fondamentalement sacré. Le voyage pris comme expérience initiatique, pris comme un tout conceptuel, une vision globale à la croisée du spirituel, du philosophique, du relationnel et du sens existentiel. Celui qui fait traverser, qui est une épreuve du sacré, et non pas un point de vue extérieur sur lui. Nous l’avons vu, le terme profane indique qu’on se trouve devant le temple, mais voilà que la poésie de Pey nous fait pénétrer le temple, que nous sommes happés psychiquement et profondément et qu’il semble impossible de demeurer extérieur-e-s au phénomène, de demeurer intactes. En ce sens, la poésie-action de Pey constitue elle-même un voyage et nous rend disponibles, ouvert-e-s et sans direction, dans un état qui s’apparente à celui de la transcendance. Pey a somme toute voyagé dans diverses spiritualités, pratiques et croyances de ce monde, et ce, toujours avec sincérité : « Des traités d’alchimie à la pensée orientale du taoïsme jusqu’aux détours par la philosophie présocratique et gnostique, sa poésie couvre des champs immenses de la spiritualité. »1

Sur un plan plus concret, les poèmes de Pey sont à l'occasion visiblement imprégnés des voyages qu'il a pu faire tout au long de sa vie, et nous permettent d’accéder à des significations particulières issues de ces histoires, découvertes et métamorphoses. Certains de ses poèmes sont des signes de remerciements, une sorte de mémoire vive des gens qu’il a rencontré en voyage et qui lui ont révélé des choses fascinantes sur le plan humain et/ou sociologique.

 

2. En quoi Serge Pey est-il un voyageur ? ...un exilé ? ...un électron libre ? ...un héros liminaire ?
Se pourrait-il que l'expression « la responsabilité d’un électron libre » se rapporte au sens de la communitas ? Revenons-y, à la communitas.

Pey a fait de nombreux voyages. Il est entre autres allé voir le volcan Yasur, situé sur une île dans le Sud-Ouest de l’océan Pacifique, appartenant au Vanuatu, un archipel composé de 83 îles pour la plupart d’origine volcanique, situé à 1 750 km à l’est de l’Australie. Voilà un article qui recense son passage sur l’île, accompagné de 13 autres artistes et d’un vulcanologue : http://www.alliancefr.vu/culture/167-au-bord-du-cratere-du-yasur-incantation-au-feu-des-origines

Il est également allé à la rencontre des indiens Huichols vivant dans la Sierra Madre occidentale, au Mexique. Il a beaucoup appris du Peyolt et a composé un poème du Peyolt dédié aux indiens huichols, « un hommage aux langues de la vision. » Il s'est lié solidairement aux zapatistes du Mexique. Il est aussi allé au Chili en 1984 alors que Santiago était sous l'état de siège et a rédigé deux grands poèmes en reconnaissance de la lutte du peuple chilien.

Cet « homme de plusieurs exils », étant lui-même fils de l'immigration et de l'occupation espagnole à l'époque de Franco, qui a aussi vécu des années dans un village mexicain, porte une grande conviction qu'il a cherché à partager toute sa vie durant : les liens à tisser et à honnorer entre les peuples opprimés, incluant évidemment les peuples autochtones, coïncidant avec la nécessité de la lutte politique et sociale, et l'incontournable quête spirituelle. Voilà une version peyenne très intéressante de la communitas.

Il se déclare lui-même un « héritier des poésies du monde »; d’autres disent qu’il a versé dans l’ethnopoésie. Son travail est à nos yeux une magnifique démonstration de ce que peut constituer : la responsabilité d’un électron libre. Car bien souvent le voyage est une manière de vivre en catimini du monde, et de ressentir peu de devoirs envers autrui, donc sans porter ce fondamental « souci de l'autre », selon l'expression chère à Yvon Rivard. Mais Pey est imbibé de cette notion, ainsi ses gestes et élans poétiques portent toujours le poids d'une grande responsabilité éthique, politique et anthropologique, c'est pourquoi il importe de parler de cette solidarité inaliénable et incommensurable dont témoigne l'entiereté de l'oeuvre de cet homme qui est une forme étonnante d'« électron libre », lourdement ancrée dans la reconnaissance de l'autre. Pensons à cet extrait, qui met en lumière cette volonté de mémoire, et de création de ponts :

 que lorsqu'on mange une tomate

on mange aussi un mot indien NAWAQ

que ritomate est le nom d'une montagne soleil

dans une barricade des étoiles

que l'on écrase une tomate

pour envoyer du sang à la révolte des indiens du Chiapas

qui traverse tout l'Univers

que la poésie opère une transfusion sanguine1

 

3. Qu'est-ce que la poésie chamanique? Qu'est-ce que la poésie-action? Et quelques définitions de la poésie tout court...

    L'oeuvre de Pey a plusieurs étiquettes : poésie-action, philosophie directe, poésie première, rituels du langage, écritures de la performance, du happening, poésie visuelle, agit-prop, poésie sonore, poésie directe, etc. Et elle s'est munie de nombreux supports (il s'agit bel et bien d'un travail multidisciplinaire, c'est-à-dire qui ne reconnaît pas l'hétérogénéité ni la pureté des disciplines prises individuellement). L'étiquette de « poésie chamanique » vient de nous, elle sert à faire le focus sur l'aspect sacré et le potentiel initiatique de certaines de ses réalisations, pour mieux comprendre comment le voyage s'exprime et se matérialise dans cette œuvre bouleversante. Puisque le bouleversement est une importante propriété du voyage.

    Si nous partons de cette idée voulant que « le poème n'est pas fait pour être compris / mais qu'il est fait pour comprendre / que ceux qui veulent comprendre la poésie / sont ceux qui ne la comprennent pas »2 nous pouvons déjà entrevoir une définition de la poésie chamanique. L'idée principale étant que le poème est un voyage, une traversée qui produit du sens, que nous ne possédons pas ce savoir, comme nous ne possédons pas la poésie, seulement, celle-ci demande à êtrevécue; finalement cette strophe nous indique que la poésie représente un seuil, un corridor, une porte plutôt qu'un objet. Ajoutons à cette idée : « et nous sommes dehors pour franchir le dedans / et nous sommes dedans pour franchir le dehors / mais seul est choisi celui qui ne revient pas », ce qui ramène l'allusion au voyage, au fait d'aller quelque part de loin, d'inconnu, de bouleversant et qu'il n'y a pas de retour en arrière qui soit envisageable.

    La poésie-action serait une sorte de complément à la poésie chamanique, une mise en gestes qui rend possible la ritualisation autour de l'espace-temps poétique. Poésie-action est un autre mot pour « performance », mais avec l'insistance du mot poésie. Ici c'est le poème qui est chaman, et non le poète. Le poème en action aide à enclencher quelque chose malgré l'indicible, quelque chose d'invisible dans le poème pris tout seul; il assure une présence plus forte du poème, une expérience du poème qui prend au corps et à l'esprit comme l'effet d'une drogue.

    Pey collectionne un certain nombre d'images obsessives. Nous pourrions notamment parler du trou, du cercle et du centre, mots leitmotiv dans l'ensemble de son œuvre. Ce sont des mots à portée universelle, des mots images ou hallucinations, qui rappellent l'effort spirituel, la recherche de l'ailleurs dans le ici-maintenant. Ces mots réfèrent d'une certaine manière à l'entièreté du présent, par une fusion avec les éléments, car « la poésie cherche un anniversaire qui vient du présent qui nous fonde ». L'infini est un autre thème majeur chez Pey, en rupture avec la temporalité telle que nous la vivons, rappellant l'incroyable décloisonnement trouvé dans la transcendance.

    Nous avons mentionné que c'était le poème qui était chaman et non le poète. Cela nous fait penser à la notion de « héros liminaire » décrite chez Yvon Rivard, tel un être qui serait plus contenant que contenu, qui laisserait passer la vie en lui sans chercher à la maîtriser ou à la retravailler. Il nomme entre autres Woolf, Rilke et Handke. Il écrit : « tous ont en effet une conception non linéaire du temps, puisqu'ils conçoivent l'écriture, la pensée et la vie comme une seule et même activité qui consiste à créer le monde à chaque instant, à vivre dans l'exigence du ''commencement perpétuel'' (Saint-Denys Garneau); tous tendent vers le non-désir et travaillent à l'avènement d'un être ouvert »3. Serge Pey a certainement quelque chose à voir avec cette recherche de porosité. Bien qu'il ne nous semble pas dépourvu de désir, et qu'il incite parfois à l'insurrection (« nous devons ramener / tout l'art / de la poésie / à un bon usage / de l'insurrection »4) il y a matière à penser autour de ce qu'il appelle « la porte toujours restée ouverte ».

     

    4. Il faudrait refuser de défaire son bagage : la liminarité sans fin

    Si nous nous entendons pour dire qu'il ne s'agit pas de « récit de voyage » en bonne et due forme, cela n'empêche pas de voir la poésie de cet artiste comme une manière de rendre honneur au voyage, de rester en lien avec l'ailleurs, et de garder son bagage ouvert. Car là est bien le secret : de retour de voyage, il faudrait refuser de défaire son bagage. Cela revient peut-être à maintenir un état de liminarité, à l'étirer infiniement pour ne jamais passer à la phase d'agréation qui normalement suivrait. Liminarité pour ouverture, les sens toujours en alerte, l'instabilité du sens accueillie et acceptée. Mais il serait faux de déclarer qu'aucun signe d'agréation n'est perceptible chez Pey. Puisqu'il tire des apprentissages, qu'il ose tirer des « conclusions » à l'apparence de déclarations impérieuses : ses longs poèmes ressemblent souvent à des manifestes. Ainsi c'est l'agrégation qui se confirm: le regain de sens surgissant après le rite selon Turner. Pey, justement en voulant honnorer le voyage, les rencontres et la transmission de savoirs, parle du « poème de libération » et partage ses convictions. C'est donc un intéressant amalgame de phase de liminarité et d'agréation, puisque dans la forme et le temps de l'expérience le poème est une voûte spirituelle alors que dans le ton, il organise le sens et ose de hautes déclarations qui reviennent vers le logos.

    1Tiré du poème performé Pourquoi j'écrase des tomates en disant des poèmes et enregistré sur le DVD accompagnant le livre Ahuc, poèmes stratégiques. Paris : Flammarion. 2012.

    2Ahuc, poèmes stratégiques. Paris : Flammarion. 2012. p.198.

    3Une idée simple. Montréal : Boréal. 2010. p.42.

    4Ahuc, poèmes stratégiques. Paris : Flammarion. 2012. p.200.