L'écriture comme « exercice de disparition »

Auteur·e du carnet: 

« Un pas vers le moins est un pas vers le mieux. Combien d’années encore pour avoir tout à fait raison de ce moi qui fait obstacle à tout? Ulysse ne croyait pas si bien dire quand il mettait ses mains en cornet pour hurler au Cyclope qu’il s’appelait “Personne”. On ne voyage pas pour se garnir d’exotisme et d’anecdotes comme un sapin de Noël, mais pour que la route vous plume, vous rince, vous essore, vous rende comme ces serviettes élimées par les lessives qu’on vous tend avec un éclat de savon dans les bordels. [...] Sans ce détachement et cette transparence, comment espérer faire voir ce qu’on a vu? Devenir reflet, écho, courant d’air, invité muet au petit bout de la table avant de piper mot. » (Bouvier, 1991 [1982] : 46-47; je souligne)

Cet extrait du Poisson-Scorpion de Nicolas Bouvier n’est pas sans faire écho à ce qu’il dit, dans son texte « La clé des champs », à propos de l’écriture comme « exercice de disparation » : « [L’écriture] n’est certes pas une affirmation de la personnalité mais au contraire, sa dilution consentie au projet d’une réalité qu’il faut rejoindre : faire si bien un avec les choses qu’on puisse ensuite prétendre parler en leur nom. » (Bouvier, 1992 : 44) J’en retiens que Bouvier conçoit l’écriture comme un lieu d’effacement de soi au profit d’une vérité, d’une proposition sur le monde. Sa vision de l’écriture est, à mon avis, à la fois rafraîchissante et nécessaire. Rafraîchissante, parce que Bouvier propose de poser un regard autre et humble sur l’acte d’écrire, lequel permet non pas de mettre l’accent sur l’individu créateur, mais sur l’écriture comme lieu de vérité(s). Nécessaire, parce qu’il est bon de se ressouvenir qu’il est encore possible, en tant qu’auteur, d’échapper à « l’imposture » – l’écriture ne devrait pas, à mon sens, participer d’une entreprise narcissique – et que la modestie, elle, peut contribuer à une quête de sens.

 

Bibliographie

Bouvier, Nicolas, Le Poisson-Scorpion, Paris, Payot, coll. « Voyageurs Payot », 1991 [1982].

————, « La clé des champs », dans Alain Borer et al., Pour une littérature voyageuse, Bruxelles, Éditions Complexes, 1992, p. 41-44.

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