Publié le 10/07/2016 - 07:42
J'ai d'abord voulu réfléchir à la place et aux rôles de la technique dans le processus de création. Cette réflexion m'a conduite à me pencher sur les liens et les similitudes entre création et voyage qui se répondent dans un cercle vertueux grâce à la technique.
Dans un premier temps, je me pencherai sur la question de la technique dans l'art. Comment la technique est-elle perçue ? S'agit-il d'une contrainte dont il faudrait se libérer ou au contraire, serait-elle ce qui permet à tout artiste de s'exprimer comme il l'entend ?
Pour Heidegger, la technique est une forme d’arraisonnement du monde. Dans Être et Temps, il explique que l'homme est coincé dans un rapport quotidien et pragmatique à la réalité qui l'empêche de saisir l'être véritable des choses qui l'entourent. Notre rapport aux choses est conditionné par l'usage car nous vivons dans le monde de la préoccupation. Nous ne voyons les choses qu'en fonction de leur utilité. Heidegger développe une critique du monde de l'étant et propose un retour à l'Être. Alors que l'étant est ce monde de choses considérées uniquement selon leur fonctionnalité, l'Être est un pouvoir, un surgissement. Heidegger souligne la différence ontologique entre l'Être et l'étant et prône un retour au méontique, au rien d'étant, afin de retrouver l’événement d'Être. Ainsi, Heidegger propose un retour existentiel en amont de la technique. C'est dans l'anté-prédicatif que se laisserait découvrir l'Ouvert. C'est dans ses Elégies de Duino que le poète Rainer-Maria Rilke définit cette notion de l'Ouvert comme un rapport authentique avec l'Être qui nous taraude. Ainsi, pour Heidegger et Rilke, l'art se situerait dans le méontique car il est le moyen d'expression du surgissement de l'Être. Mais je remarque alors que cette approche de la technique conduit à une démondéisation de l'art. En effet, l'art ne ferait pas partie de l'ontique, mais se situerait dans la différence ontologique entre l'Être et l'étant. Or, l'art, pour exister, a besoin de se réaliser dans la réalité ontique. L'art doit exister dans le monde.
C'est ici que l'expérience du voyage peut nous empêcher de tomber dans le piège d'une démondéisation de l'art. En effet, le voyage recentre le sujet créateur sur le monde de l'ontique, autrement dit la réalité concrète. Le voyage place le sujet face au monde et lui permet d'échapper à la réalité quotidienne. Le sujet-voyageur échappe ainsi au règne de l'étant pour se recentrer sur l'Être sans pour autant sortir de l'ontique. Le voyage agit comme une suspension du temps. Le sujet sort de la temporalité quotidienne. Or, c'est également ce que souligne Rilke à propos de l'Ouvert dans lequel la temporalité n'est plus1. L'Ouvert peut ainsi se rencontrer dans l'expérience du voyage qui permet au sujet-voyageur de ne pas oublier la partie matérielle et corporelle de toute expérience. En effet, le voyage convoque le corps autant que l'esprit. Le corps est éprouvé, fatigué, affaiblit, marqué, ou encore changé par le voyage, de la même façon que l'esprit pourrait l'être. Un voyage ne se fait jamais sans le corps. Or, ce lien entre corps et esprit est précisément ce qui va permettre la création. En effet, ce lien est beaucoup trop souvent mis de côté ou complètement oublié dans la vie quotidienne. Ainsi, le fait de le reconvoquer durant le voyage active une expérience de la nouveauté, de l'inhabituel. Pour Spinoza, notre puissance de création, qu'il appelle le conatus, est aussi présent dans l'esprit que dans le corps, comme il l'explique dans l’Éthique à Nicomaque. Les deux vont de pair. Plus un esprit est apte à produire des idées, plus un corps va lui-même découvrir de nouvelles aptitudes et inversement. Spinoza pose ainsi une homologie entre corps et esprit, une véritable concomitance : les aptitudes de l'esprit se traduisent par des aptitudes du corps. C'est par le conatus qui est une causalité intrinsèque à tout individu que s'exprime la puissance d'agir ou de créer. Spinoza prend l'exemple de l'artisan qui conquiert des aptitudes par la pratique. C'est le corps qui permet à l'esprit de gagner en connaissances. Ainsi, pour Spinoza, la technique n'est pas du tout à rejeter. Au contraire, il souligne que tout individu devient plus apte à maîtriser son environnement grâce à cette capacité productive qui est tout à la fois celle de l'esprit et celle du corps. Le corps et l'esprit sont la même chose simplement vue de deux points-de-vue différents : « L'esprit et le corps, c'est un seul et même individu que l'on conçoit tantôt sous l'attribut de la pensée, tantôt sous l'attribut de l'étendue »2. Ainsi, l'expérience du voyage participe au renforcement de notre conatus et nous donne de la matière pour créer.
Dans un deuxième temps, je propose de me pencher sur les similitudes entre art et voyage. En effet, j'ai remarqué que le processus de création se rapprochait à bien des égards de l'expérience du voyage. En effet, il apparaît dans un premier temps que l'art tout comme le voyage, permet au sujet d'apprendre à se connaître. Le voyage confronte bien souvent le voyageur à des expériences inattendues qui lui révèlent certains aspects inconnus de sa personnalité. C'est encore une fois l'écart dans lequel se situe l'expérience du voyage qui permet de mettre au jour ce qui était jusqu'alors caché au fond de l'individu. L'expérience du voyage peut être tout aussi positive que négative, mais elle apporte toujours de la nouveauté. C'est notamment ce que souligne Nicolas Bouvier dans l'Usage du monde, déclarant ceci : « On croit qu'on va faire un voyage mais bientôt c'est le voyage qui vous fait ou vous défait. »3. Quant à l'art, le sujet-créateur explore son intériorité au moment de la création. L'art nous permet de nous connaître davantage, d'explorer des recoins insoupçonnés de notre être. Pour le philosophe Gilbert Simondon, l'art et la technique sont même ce qui permet à l'être humain d'accéder à son statut d'individu particulier. Tout comme Hegel ou encore Simmel, Simondon explique que l'art et la technique permettent une extranéation de soi. Le sujet sort de lui-même pour s'accomplir dans des œuvres ou des objets qu'il façonne. Simondon appelle ce processus l'individuation, car le sujet construit son individualité personnelle au cours du processus de création de l’œuvre. Simmel s'appuie, pour sa part, sur une différence fondamentale entre l'homme et l'animal. Tandis que l'animal est poussé par ses instincts qui le font agir dans l'immédiateté sous forme de pulsions, l'homme est tiré en avant par ses projets qui nécessitent un recours à la technique. Tout projet existe au préalable dans l'entendement humain avant de pouvoir être actualisé, tandis que l'araignée, elle, n'a pas besoin de faire un plan pour tisser sa toile. Simmel écrit ainsi : «Nous nous sentons alors, en quelque sorte, non point poussés par derrière, mais tirés par devant ». Le faire est une action qui correspond à un pont, qui nous mène du contenu visé dans l'état de conscience à sa forme effective qui est l’œuvre. Simondon parle de la technique au sens noble, au sens de ce qui nous permet de transformer le monde. L'invention technique et la création artistique sont des puissances onto-génétiques puisqu'elles font advenir de l'être et un être véritablement inédit. Simondon explique que c'est la fonction du nouveau qui s'articule sur l'incomplétude du monde et de l'être humain. En effet, selon Aristote, c'est la défaillance de la cause finale qui permet à l'homme d'intervenir et de transformer le monde. Dans l’Éthique à Nicomaque (livre 6) , le philosophe explique que, tandis que le monde supralunaire est entièrement régi par un principe téléologique, celui de la cause finale, le monde sublunaire, celui dans lequel nous vivons, est à la fois régi par la cause finale et par un principe de contingence. Il y a la présence d'une nécessité à l'instar de la perpétuation des espèces vivantes, mais également d'une part d'indétermination, de chaos, ce qui cause une incomplétude et une instabilité du monde. Cette faille se retrouve aussi bien dans le monde que dans la nature humaine. En effet, dans l'Usage du monde, Nicolas Bouvier évoque lui aussi cette idée de creux à l'intérieur de l'individu :
« Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu'on porte en soi, devant cette espèce d'insuffisance centre de l'âme qu'il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui, paradoxalement, est peut-être notre moteur le plus sûr. »4
Ainsi, cette faille, cette incomplétude est ce qui pousse le sujet à créer. Elle est, comme le dit Nicolas Bouvier, « notre moteur le plus sûr ». C'est parce que l'être humain et le monde sont incomplets que la création peut exister. En créant, l'artiste ne cesse d'essayer de combler cette faille, et participe par là même à la création et à la transformation du monde et de son propre être. Le voyage peut être cette matière qui va venir tenter de combler cette faille, tout comme l'art l'a toujours été. En effet, Aristote explique que cette part de chaos dans le monde et dans l'être est à la fois le mal et le remède, car sans ce désordre, il n'y aurait aucun besoin d'intervention humaine. C'est cette marge d'indétermination qui justifie les créations et productions humaines qui prennent le relais d'une finalité défaillante par la praxis (action morale et politique) et la poiésis (production de l'art). Simondon, quant à lui, souligne que la création ou la production d’œuvres, qu'il s'agisse d’œuvres d'art ou d'objets techniques, détiennent cette capacité de surabondance ontologique.
Ainsi, le voyage et la création permettent de faire advenir dans le réel tous les potentiels restés cachés dans l'être et le monde des possibles. L'art et le voyage sont des instruments révélateurs de vérité. Puisque l'incomplétude du monde et de l'être engendre un enchevêtrement du réel et du possible. La réalité est toujours tissée de possibles qui peuvent advenir à n'importe quel moment sous l'action humaine. Ce sont ces potentiels que l'art et le voyage parviennent à mettre au jour.
Nous remarquons alors qu'il existe un cercle vertueux entre l'art et le voyage et que l'existence de ce cercle est rendue possible par la technique. En effet, il apparaît d'une part que la création artistique représente elle-même un voyage. Il s'agit d'abord d'un voyage au cœur de l'intériorité du sujet-créateur, mais également d'un voyage dans la technique. En effet, tout créateur a nécessairement besoin d'avoir recours à des règles ou à des instruments afin de créer et surtout de rendre son œuvre communicable. Le langage n'est-il pas en effet le premier instrument soumis à un grand nombre de règles ?
D'autre part, le voyage peut rendre possible la création. Le sujet-voyageur y peut puiser son inspiration et la matière de son œuvre. C'est par l'écart créé par le voyage que le sujet devient sujet-voyageur, puis possiblement sujet-créateur. Seulement, ici encore, la technique a bien son rôle à jouer. Puisque sans technique, le voyage restera une expérience personnelle qui ne pourra être ni partagée ni communiquée. La technique trouve ainsi son importance dans le récit de voyage. C'est par l'utilisation du langage ou de tout autre medium que l'artiste-voyageur va pouvoir rendre compte des potentiels que son voyage lui a permis de dévoiler.
Enfin, il apparaît même que la création rend possible le voyage. Je convoquerai pour illustrer cette idée, les travaux de Nicolas Grimaldi. Ce dernier s'intéresse principalement à l'expérience esthétique et déclare dans son essai théorique L'Art ou la feinte passion : « L'expérience esthétique n'est possible que pour un être nomadisant métaphysiquement dans l'existence ». Par cette expression, Nicolas Grimaldi cherche à montrer que le lecteur fait l'expérience d'autant de mondes différents qu'il lit d’œuvres différentes. L'expérience esthétique est très proche de l'expérience du voyage puisqu'elle confronte le sujet à une temporalité autre : la temporalité de l’œuvre elle-même, mais également la temporalité de la lecture de l’œuvre. On découvre un monde, peu à peu, au fil de la lecture, un nouveau monde prend forme devant nous, tout comme c'est le cas lors d'un voyage. De plus, l'art et le voyage convoquent tous deux l'intériorité du sujet, ce qui rend ces deux expériences plus denses et plus intenses que la réalité quotidienne. Grimaldi écrit ainsi :
« Si nous éprouvons la réalité des mondes que l'art nous découvre plus intense que celle du monde dans lequel nous vivons, c'est parce que l'art n'a d'autre réalité que celle dont notre intériorité l'investit »5
Il apparaît ainsi que le voyage engendre la création qui, à son tour, engendre le voyage et ainsi de suite. Comme mentionné précédemment, c'est grâce à la technique que ce cercle vertueux fonctionne. Mais il est important de souligner qu'il s'agit ici de la technique au sens noble. Nous parlons de la technique comme étant ce qui permet à tout créateur de s'exprimer et de créer des œuvres communicables. Il est important de faire une distinction entre la technique vue selon Ken Robinson qui ne serait qu'un cadre théorique entravant le créateur et le privant d'une part de liberté et la technique vue selon Simondon, ou encore Krishnamurti qui souligne que tout artiste développe sa propre technique. En effet, la technique est le cadre qui permet au créateur de faire passer les émotions, mais elle n'est pas un cadre réducteur, bien au contraire. La technique permet au créateur d'expérimenter de nouvelles choses et ainsi d'acquérir de nouvelles capacités. Comme l'explique Merleau-Ponty, l'artiste s'inspire toujours de ses anciennes œuvres et des œuvres des artistes l'ayant précédé. Chaque création permet ainsi de faire avancer l'art et de donner de la matière aux prochains artistes. Merleau-Ponty déclare, qu'au contact des artistes du passé :
« Le peintre et l'écrivain sont doués comme de nouveaux organes, et sont capables [...] d'aller dans le même sens ''plus loin'', comme s'ils se nourrissaient de leur substance, s'accroissaient de leurs dons, comme si chaque pas exigeait et rendait possible un autre pas ». 6
C'est ainsi que la technique développée par les artistes nous ayant précédé nous permet de développer notre propre technique. Il apparaît alors que la technique a bel et bien un rôle important à jouer dans les liens entre art et voyage. Mais il faut toujours prendre en compte la technique comme moyen d'expression et non comme cadre réducteur. La technique permet de développer le monde de l'art, de voyager et de partager l'expérience du voyage, de transformer l'être humain et le monde.
1RILKE Rainer-Maria, Huitième élégie de Duino, traduction de Jean-Pierre Lefebvre in Œuvres poétiques et théâtrales, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1997.
2SPINOZA, Éthique II, De Mente, XXI.
3BOUVIER Nicolas, L'Usage du monde.
4BOUVIER Nicolas, L'Usage du monde.
5GRIMALDI Nicolas, L'Art ou la feinte passion, 1983.
6MERLEAU-PONTY Maurice, Signes.
ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, Livre VI.
BOUVIER Nicolas, L'Usage du monde, Payot, 1992.
GRIMALDI Nicolas, L'Art ou la feinte passion, 1983.
HEIDEGGER, Être et Temps, Paragraphes 12-19.
KRISHNAMURTI, De la connaissance de soi, Le Courrier du livre, 1967.
MERLEAU-PONTY, Maurice, Signes, 1960.
RILKE Rainer-Maria, Elégies de Duino, 1923.
SIMMEL Georg, Philosophie de l'argent, 1987.
SIMONDON Gilbert, Du Mode d'existence des objets techniques, 1958.
SPINOZA, Ethique II, 1677.