Publié le 11/20/2015 - 16:46
Il paraît évident que tout voyage se fasse à la fois au sein d'un territoire réel et au travers d'une géographie intime : les lieux traversés nous traversant toujours à leur tour d'une certaine façon. C’est sans doute ce qui faisait écrire à Nicolas Bouvier que c'est le voyage qui « vous fait, ou vous défait »1. Si l’on part à la rencontre d’autres cultures ce n’est jamais sans quitter la sienne, quitter les habitudes et caractéristiques qui la composent. Par son mouvement et l’entre-deux qu’il sous-tend, le voyage ouvre un espace de réflexivité qui permet une certaine altérité à soi, une occasion de se percevoir autrement.
Je suis moi-même souvent partie, poussée nécessairement par une curiosité pour l’autre et pour l’ailleurs, mais également par cette envie sous-jacente de me quitter un peu. Un ami me racontait dernièrement qu'il avait pris conscience de son anonymat lors d'un séjour prolongé dans la ville de Berlin. Cette réalisation l’avait alors effrayé: là-bas personne ne le connaissait, il n’avait pas d’étiquette, pas de rôle, et était donc un errant parmi les errants. Ce qu’il avait toujours tenu au plus intime, au plus près de lui, c’est-à-dire son identité et son mode d’inscription dans le monde, semblait s’être évaporé dans la ville.
Bien qu'on le conçoive plus aisément dans une logique d’additions –de paysages, d’expériences, de sensations– le voyage connaît sa part de soustractions. Il est constitué de petites comme de grandes pertes souvent exprimées comme « perte de repères ». Cette soustraction ne devrait cependant pas être confondue avec diminution. Au contraire, le chamboulement des identités peut être synonyme d’un agrandissement du soi, notamment par l'agrandissement des limites qui le définissent. C'est pourquoi l'anonymat du voyageur, confrontant pour certains, est recherché par plusieurs autres et peut même devenir une des principales raisons du départ. Faire un pas hors de « soi », c’est aussi découvrir que notre existence ne peut être entièrement contenue dans ce que nous concevons comme notre identité et à sa représentation. Cela nous apprend que nous ne sommes, au final, jamais complètement semblables à nous-mêmes. L'identité ne se conçoit alors plus comme un territoire conquis et circonscrit, mais comme un espace à explorer, à voyager.
Cette mise en déroute de soi, qui j’en conviens peut s’avérer éprouvante, révèle aussi la nature relationnelle et processuelle de toute identité. C’est au contact de choses qui ne sont pas à proprement « nous » que nous formons paradoxalement notre moi. L'identité n'est pas fixe, mais mouvante, et le mouvement du voyage vient nous le rappeler. Nous sommes faits pour la relation. Inspiré par la phénoménologie de Merleau-Ponty, l’anthropologue David Abram écrit que le corps « est une espèce de circuit ouvert qui ne se ferme que dans les choses, dans les autres, dans la terre enveloppante »2 . Par la relation, nous devenons aussi notre milieu en nous laissant toucher, donc influencer, par les choses qui le composent. Être ailleurs c’est inévitablement devenir un peu cet ailleurs : être changé, souvent à son insu.
Repenser le soi c’est également revoir son rapport à l'univers social qui l'aura formé et plus largement, son rapport au monde. Ainsi, l’expérience de l’anonymat est l’occasion d’une réinvention qui peut être bénéfique pour le sujet qui l’expérimente, mais également pour ceux qui l’entourent. En changeant le regard qu'il porte sur lui-même, le voyageur est amené à questionner la nature des relations qu'il entretient avec son environnement. Ce changement de regard est l'occasion d'une réorientation de ses valeurs et de son "éthique" de vie : celles-ci étant fortement liées avec la conception qu'il aura de lui-même. Le vagabond, qui quitte son univers social pour aller en investir les marges, quitte aussi le rôle qui lui avait été assigné. Il est maintenant libre de s’inventer hors des schèmes et des conventions de sa culture et peut ainsi découvrir, en elle et en lui, ses forces et ses failles.
L'anonymat présente l'occasion d'une déprise de soi. Il permet d'abord d'échapper momentanément au double piège de la distance et de l'identification. S'identifier, cela consiste à se relier, mais aussi à classer les êtres en catégories distinctes, à les séparer et à instaurer entre eux un ordre hiérarchique. Il y a certes une part de communion dans l'identification, mais elle porte aussi le risque de la différenciation. L'anonymat ouvre un espace où nous nous découvrons semblables à l'autre. Il est cette part d'indistinction qui relie les êtres entre eux.
Si l'anonymat est cette zone de solidarité entre les humains, s'il est ce qui me permet de me mettre à la place de l’autre, il peut aussi être passage vers une solidarité extrahumaine – solidarité avec la nature, les plantes, les animaux. Dans son essai Le Plateau de l'Albatros, Kenneth White nous exhorte à sortir de l'idéologie humaniste afin de détourner cette distinction de plus en plus présente entre sujet et objet. Car la modernité aura rendu le sujet de plus en plus sujet et « l’objet de plus en plus objet, d’où s’ensuit la séparation totale de l’être humain et de la terre, une terre qui n’est plus considérée que comme matière utile »3. Sortir des limites de l’humain pour repenser notre rapport à la Terre, qu'il ne soit plus utilitariste, mais riche de réciprocités et d’ouvertures, voilà une des possibilités qu’ouvre l’expérience du voyage et l'anonymat qu'elle sous-tend.
La déprise de soi opère un véritable renversement, et ce, particulièrement dans un univers social où il nous faut sans cesse performer, mettre en scènes et en actes, notre identité : être bon administrateur, maître et possesseur. Elle permet de sortir un peu de cette zone « contrôlée », d'aller à la rencontre de cette part d'inconnu qui réside en nous et ainsi toucher, ne serait-ce que momentanément, à une présence plus vaste parce qu'illimitée. Dans Éloge du risque, la philosophe et psychanalyste Anne Dufourmantelle nous rappelle que les expériences les plus intenses que nous pouvions vivre se font souvent sous le signe de la désubjectivation : « toutes les expériences fondatrices de notre être, y compris et surtout peut-être la joie, ne sont pas contenues dans les frontières de ce que nous pourrions définir, même de manière très floue, par ''soi-même'' »4. Dans la désubjectivation, on découvre une possibilité d'union avec ce qui est : avec cette puissance de vie qui nous traverse et nous dépasse. Les expériences « les plus fortes qui nous ont été données de vivre dissolvent le ''soi-même'' ». Dans cette « perception élargie de l'instant (…), il se passe une étrange réconciliation, comme si le réel ne s'opposait plus »5. En oubliant un peu mon "moi", je ne suis plus spectatrice du paysage, mais je le deviens. Je deviens aussi la vache, le passant, le fleuve indomptable. En ce devenir-autre se cache une occasion inespérée pour l'empathie, la tendresse et la naissance d'un sentiment de responsabilité qui ne serait non plus simplement individuel, mais collectif.
Aux côtés de son anonymat, le voyageur peut voyager plus léger et se délester de lourds bagages. Les voyageurs le savent : les bagages, qu’ils soient physiques ou métaphoriques, ne doivent pas être trop pesants puisqu’ils empêcheront alors le mouvement et l’adaptation fluides aux réalités rencontrées sur la route. Se défaire un peu de son identité, c'est s'offrir parfois une plus grande chance pour la rencontre, la présence. Tout comme la société et la culture ne sont qu’une « succession de potentialités »6, tout « je » présente aussi une multiplicité de facettes et de potentiels. L'anonymat nous rappelle que l'existence, en sons sens étymologique, invite avant tout à « une sortie de soi, à une fuite, à un éclatement »7. L'identité, écrit le philosophe Gilles Deleuze, serait une « expérimentation sur soi-même », une « chance unique pour toutes les combinaisons qui nous habitent »8. Elle serait moins un lieu marqué qu'une géographie; un désert peuplé de tribus, de faunes et de flores.
Après avoir été éveillé à cette nature mouvante de l'identité, après avoir goûté la liberté de l'anonymat et la déprise de soi, il y a, bien entendu, l'épreuve du retour : ce retour chez soi où l'animé comme l'inanimé, sous forme de regards ou d'habitudes, semblent nous inciter à réintégrer les carcans identitaires laissés derrière. Combien de fois entendons-nous parler d'un choc du retour encore plus grand que le choc vécu lors du périple même? Nous nous sommes découverts agrandis, mouvants, fluides ou tout simplement différents, et devons ensuite tenter de retrouver les lignes exactes du rôle et de l'identité que nous nous étions assignés
C'est ici que l'écriture du périple peut venir poursuivre le mouvement entamé. L'écriture aura été pour moi un territoire de recherches, de découvertes et d'ouverture des possibles identitaires. Ainsi, à même le quotidien, sa pratique nous aide à rester alerte face à la tentation de figer identités et pensées. Elle est état de quête. Car, écrire, c'est « tracer des lignes de fuite »9, c'est partir, devenir et délirer. Écrire c'est trahir, c'est perdre son visage pour s'en inventer un nouveau, ou mille. Le voyage, tout comme l'écrit, nous pousse, au-delà des images et des représentations, vers le vaste et l'horizon. L'espace anonyme de la page blanche, tout comme l'anonymat vécu lors d'un voyage, est un terrain fertile à l'invention de soi et à celle de nouveaux modes d'être au monde.
1 Bouvier, N. 2001 (1963). L’usage du monde. Paris : Payot, p. 12
2 Abram, D. 2012. Comment la terre s'est tue : Pour une écologie des sens, coll. « Les empêcheurs de tourner en rond », Paris : Éditions La Découverte, p. 89.
3 White, K. 1994. Le plateau de l’Albatros, Paris : Grasset, p.22
4 Dufourmantelle, A. 2011. Éloge du risque, Paris : Éditions Payot & Rivages, 2011, p. 73.
5Ibid., p.71.
6 Maffesoli, M. 1997. Du nomadisme : vagabondages initiatiques, Paris : Le livre de poche, p.105.
7Ibid., p.81.
8 Deleuze, G. et Parnet, L. 1996. Dialogues, coll. « Champs », Paris : Flammarion, p. 18.
9Ibid., p. 54.