Travail de réflexion sur le thème Voyage et création

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UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL

Travail de réflexion sur le thème Voyage et création

 

Introduction

Dans ce travail de réflexion, je tenterai de décrire le lien entre ma conception du processus de créatif et la thématique du récit de voyage. À travers un exemple de création artistique récent, je décrirai comment mon propre processus créatif m'amène à être plus présente et à transcender certaines limites. Je montrerai aussi comment la création et le voyage peuvent induire un état de présence attentive et produire des effets semblables à ceux de la méditation chez les personnes qui l'expérimentent.

Je parcourrai certains textes de création littéraires et en dégagerai des passages qui témoignent de la présence attentive engendrée soit pas le processus créatif, soit par le fait de voyager. Enfin, pour conclure, je mettrai de l'avant certaines valeurs qui m'ont poussée à ces réflexions.

Le lien entre voyage et processus créatif

J'ai toujours conçu l'activité artistique comme une sorte de voyage, dont chaque étape grave une trace dans la matière. L'important pour moi n'est pas le résultat obtenu, mais le processus. J'envisage aussi le voyage de la même manière, c'est-à-dire que l'objectif n'est pas d'arriver quelque part, mais de prendre plaisir au trajet et aux transformations qui peuvent s'opérer en nous même, par la rencontre de l'autre. 

Le Land art est pour moi un art visuel qui conjugue par excellence voyage et création. J'ai expérimenté le land art à l'Île-Verte, dans un décor enchanteur, sur le bord de la mer. En effet, le Land art permet de travailler à l'extérieur, en tentant le plus possible d'utiliser les matériaux qui se trouvent sur place. Les œuvres créées dans cette optique sont conçues en fonction de leur environnement. Elles doivent s'y intégrer, le questionner ou le transformer légèrement tout en dégageant un sens en lien avec le lieu qu'elles occupent. Ce sont donc des œuvres non seulement In situ (créés pour un lieu) mais contextuelles, créées selon et pour un contexte particulier.

J'ai ramené de cette île magnifique du bois de grève. Je voulais ainsi travailler à partir du souvenir du voyage, mais comme je suis une artiste visuelle, ce souvenir ne tient pas tant à des pensées ou à des émotions que je raconterais dans un récit, qu'à une transposition plus symbolique, qui prend forme dans la matière. Le bois de grève m'a toujours inspirée, car on peut deviner, en le regardant, son histoire, son vécu. Il a voyagé et en porte les traces. Il me rappelle également toutes les heures passées sur la plage à chercher des petits trésors, à flâner, ou à écouter le bruit des vagues, celui du vent sur mon visage ou le cri des oiseaux. En ramassant mes morceaux de bois, j'avais une idée préconçue de ce que je voulais en faire, je m'étais proposée un itinéraire, mais comme dans tout voyage qui se respecte, les itinéraires changent, sans qu'on en ait toujours le contrôle.

Je n'avais pas assez de bois pour faire une œuvre impressionnante et ce que j'arrivais à réaliser semblait déjà vu et manquait d'originalité. Puis, j'ai soudain regardé différemment mes morceaux de bois. Je leur ai accordé ma présence entière. Deux d'entre eux m'attiraient particulièrement. Ils étaient beaux et grands. Je n'avais pas envie de les couper... Lorsque je les regardais, au départ, je pensais les découper pour détacher ce qui d'après moi ressemblait à des têtes, mais j'ai soudainement pris conscience qu'ils étaient parfaits tels qu'ils étaient, que la solution était ailleurs ! J'en ferais de parfaits bâtons de marche, compagnons idéaux de tous les pèlerins. Je n'avais qu'à les habiller pour les personnaliser, ils se préparaient donc pour leur prochain voyage ou pourrait raconter leur histoire, leur parcours.

Lancri dans Comment la nuit travaille en étoile et pourquoi ?, parle de ce processus de revirement qui a lieu pour qu'un œuvre advienne :

«Il se pourrait que l'artiste (avec le chercheur en arts plastiques à sa suite), alors même qu'il se saisit d'un projet, médite les effets du dessaisissement de tout projet. Il se pourrait que le moment de l'artiste soit précisément ce moment où enfin il s'abandonne, où il délaisse le programme de conduites qu'il s'est fixé.» (p.7)

Gosselin et al. présente la dynamique de création comme une spirale comprenant plusieurs phases non linéaires : soit la phase d'ouverture, d'élaboration et de séparation. Toute la description que je viens de faire se situe dans la première phase, caractérisée par l'inspiration. Une fois le projet fixé dans notre esprit, la seconde phase s'enclenche et nous passons à la réalisation concrète de l'œuvre. Mais à chaque phase, un retour vers la phase précédente est possible, si bien que même après la phase de séparation, après avoir montré mon œuvre publiquement, je pourrais retourner à la phase d'ouverture et réintégrer de nouvelles idées dans mon projet ou le transformer à nouveau. Le processus de création devient donc une boucle sans fin ou la fin d'un projet peut devenir le point de départ d'un nouveau. C'est une des raisons pour laquelle les œuvres d'un même artiste possèdent plusieurs liens entre elles, ce qui se reflète aussi dans ma propre démarche.

Le lien voyage-création, exploitation d'un symbole

Le bâton de marche est un symbole puissant. Il est fortement associé au voyage par son lien étroit avec le pèlerin. En effet, à travers les temps, le pèlerin est toujours vu avec un bâton de marche. Ce bâton constitue souvent le seul compagnon du pèlerin sur la route vers les lieux sacrés. Il est régulièrement personnalisé par celui-ci, qui lui parle volontiers. Il s'agit d'un objet fortement investi, du fait qu'il passe beaucoup de temps avec son propriétaire, qui le façonne par la marche et par l'usure et par le fait qu'il participe souvent à plusieurs voyages en sa compagnie. Il sert à soutenir le voyageur, mais aussi à le défendre en cas de nécessité contre les voleurs ou les animaux. Dans l'imaginaire collectif, plusieurs figures de sages et ou de voyageurs nous viennent en mémoire lorsqu'on pense à cet objet. On peut penser au personnage de Gandalf dans Le seigneur des anneaux. On peut aussi penser à la carte de l'ermite dans le Tarot de Marseille, où l'on aperçoit un homme âgé qui s'avance sur un chemin à l'aide d'une lanterne et d'un bâton. Cet homme peut être perçu comme un pèlerin, dans le sens où il cherche la vérité sur une route qu'il emprunte seul. Dans les livres d'interprétation du tarot, il est décrit à la fois comme un sage, un chercheur et un éternel étudiant. L'ermite fuit la civilisation et cherche à se rapprocher du sacré, par le dépouillement et la connaissance.

J'ai habillé mes bâtons, afin de leur donner un côté humain, de la même manière dont le pèlerin personnalise son bâton en lui attribuant une personnalité ou en lui parlant. Comme mes bâtons ont voyagé avec moi, ils deviennent maintenant plus que de simples bâtons et leurs habits témoignent de leur transformation symbolique. Je peux les imaginer dialoguer et parler eux-mêmes du voyage, tel qu'ils l'ont vécu. Je donne ainsi la parole à l'unique témoin d'un voyage effectué en solitaire.

Exploration du lien entre processus créatif, voyage et présence attentive (mindfulness)

Je conçois la pratique artistique un peu comme une méditation. Plusieurs artistes partagent cette conception de la pratique artistique, on pourrait nommer Sylvie Cotton ou Massimo Guerrera, mais la science et la psychologie, par le biais des neurosciences, permettent aussi de comprendre comment  ces liens opèrent. Dans un article portant sur les liens entre méditation et créativité, Roy Horan retrace plusieurs études menées sur quelques décennies sur ce thème. Il en vient à la conclusion que deux processus sous-tendent ces liens, soit le processus de transcendance et celui d'intégration. La transcendance est le fait de dépasser les limites associées à des catégories, dans le but de générer de la nouvelle information, ce qui crée de nouvelles connexions neuronales. L'intégration, en créativité, s'apparente à la réalisation de l'œuvre ou de l'idée dans la réalité concrète, tandis qu'en méditation l'intégration consiste en une nouvelle manière de percevoir la réalité. Cette compréhension des liens entre ces processus permet de saisir pourquoi la présence attentive peut être simulée autant par la créativité que par la méditation.

«Whereas creativity provides solutions, the present-centered focus in meditation provides a sense of well-being (Davidson, 2004; Siegel, 2007). At the neuropsychological level, however, transcendence and integration reveal similarities between both processes.» (Horan, 2009, p.4)

Le fait de travailler de ses mains amène le créateur à entrer dans le moment présent et à laisser temporairement de côté son esprit critique, qui entrave le processus de création. Ce lâcher-prise permet de se reconnecter à soi et d'être attentif et sensible à ce qui émerge dans l'acte de création.  Je crois cependant que le fait de voyager peut engendrer des états similaires, car le voyageur est souvent déstabilisé, ce qui fait qu'il doit remettre en question sa vision du monde et est donc amené à transcender sa propre réalité. Ne connaissant pas l'endroit où il se trouve, son esprit doit aussi rester alerte, vigilant, ce qui le rend centré sur le moment présent.

La présence attentive (mindfulness) est définie comme : «un état de conscience qui résulte du fait de porter son attention intentionnellement au moment présent, sans juger, sur l’expérience qui se déploie moment après moment.» Kabat-Zinn (1990) La présence attentive a longtemps été associée aux techniques de méditation, mais cette faculté peut être développée par d'autres moyens. Dans certaines études, le dessin d'observation est utilisé pour provoquer la présence attentive. Langer écrit d'ailleurs : «Novelty provoke mindfulness» (p.1) Si la nouveauté provoque la présence attentive, comme c'est le cas en dessinant en portant attention aux détails, le voyage devrait avoir un effet semblable sur les individus. Quand on voyage, nos sens sont interpellés par toute sorte de nouveautés. La langue, l'environnement, les relations y sont différents. La présence attentive encourage de nouvelles connexions dans notre cerveau au lieu d'activer toujours les mêmes circuits neuronaux et nous aide donc à faire des choix et des réflexions mieux adaptés aux situations que nous vivons. Quand une nouvelle connexion se crée, une information nouvelle s'est frayée un chemin jusqu'à notre conscience. Elle peut soit remplacer une ancienne information moins exacte ou encore consister en une création ou une perception inédite.

Selon un article de Ritchhart et Perkins, la présence attentive peut être développée de trois façons différentes. Premièrement, en regardant de plus près (porter attention aux détails). Deuxièmement, en changeant de perspective, comme on est amené à le faire en voyage ou comme cela m'est arrivé dans mon projet de création quand j'ai eu l'idée d'habiller mes bâtons. Troisièmement, en introduisant un degré d'ambiguïté, de manière à obliger le spectateur ou l'apprenant à se poser des questions sur la nature de ce qu'il voit ou apprend (ne tenir rien pour acquis).

Dans les textes que j'ai lus et lors de rencontres que j'ai faites avec des artistes et des voyageurs, plusieurs propos  peuvent être considérés comme tributaires de la présence attentive. Ainsi, quand un guide autochtone du Jardin des nations a partagé sa vision de la vie dans les bois, lorsqu'il part seul pendant deux mois, loin de sa famille et même de son camion, ce qu'il dit apprécier le plus est de sentir tous ses sens en éveil. Quand il est là-bas, il a l'impression d'entendre vraiment et de voir vraiment. Le fait d'être seul, de devoir veiller à sa survie dans un endroit potentiellement dangereux, l'oblige à être sensible au moindre changement dans son environnement et cette sensation lui procure du plaisir.

Julie Beaulieu, dans un extrait de son mémoire de maitrise, décrit des sensations généralement associées à l'effet de méditation quand elle danse, et que l'on pourrait qualifier de résultat de la pratique de la présence attentive pendant la danse :

« plus je m’absorbe dans la pratique du Bharatanatyam, plus s’intensifient les répercussions de cette danse sur les plans physique, émotionnel et spirituel. La danse indienne m’offre à la fois un espace où ma quête spirituelle peut s’exprimer, un terrain fertile où j’expérimente la joie et un apaisement qui perdure au-delà de la pratique.» (p.6)

Sylvain Tesson, lorsqu'il se qui se trouve seul en Sibérie, évoque quant à lui des moments de présence à lui-même ou de communion avec la nature qui semblent relever de la présence attentive : «Ici, dans le silence aveugle, j'ai le temps de percevoir les nuances de ma tectonique propre.» (p.53)

Bernard Émond, dans un court article portant sur un voyage à l'Île verte, devant la beauté et l'immensité du paysage qui l'entoure, mentionne également:

«Ce sont des moments précieux qui n'exigent de nous que l'ouverture, l'humilité et l'attention au monde. Ces moments où nous reconnaissons qu'une beauté, une grandeur qui nous sont supérieures ne nous abaissent pas : bien au contraire, ils nous élèvent.» (p.10)

De son côté, dans Apprendre à parler à une pierre, Annie Dillard relate elle aussi des moments semblables quand elle raconte :

«À un moment donné, vous dites aux forêts, à la mer, aux montagnes, au monde: "Maintenant je suis prêt. Maintenant je vais m'arrêter et je serai parfaitement attentif." Vous vous videz et vous attendez à l'affut. Au bout d'un moment, vous l'entendez : il n'y a rien.» (p.91)

En fait, on pourrait même avancer que, dans certains textes qui dévaluent le touriste au profit du voyageur, c'est ce manque de présence qu'on lui reproche. Car le touriste transporte avec lui son propre confort et ne cherche pas à voir le monde sous un autre angle, il est pétri par l'habitus. «En fait, par-delà les critiques que le voyageur adresse au touriste, il y en a une, fondamentale, qui les sous-tend toutes : le voyageur reproche au touriste de banaliser le monde.» (Urbain, 2002 p.80)

Je me permets de reprendre les propos de Bernard Émond afin de les appliquer au voyageur : «Sans ce rapport au monde (on pourrait le nommer engagement) et sans ce questionnement sur le sens et l'esthétique, il n'y a pas d'art.» (p.51) Ainsi, sans questionnement et quête de sens, on ne voyage pas, on fait du tourisme.

Dans ma propre démarche, la présence attentive est cette forme de présence dans l'instant, sans jugement, c'est-à-dire que je laisse ma sensibilité me guider et m'aider à me connecter à mes sens, que je me plonge dans la pratique artistique sans juger les idées qui me viennent ou le ce qui advient pendant la création. Après coup, je peux utiliser le changement de perspective pour regarder mon travail d'un autre œil, ou introduire plus d'ambiguïté dans l'œuvre, dans le but de laisser place à l'interprétation de chacun.

Conclusion

Mon expérience avec la présence attentive correspond aussi à un ensemble de valeurs, qui font que je refuse de vivre à un rythme effréné et de penser constamment en terme de performance, de rentabilité. La vie, comme la création et le voyage n'est pas pour moi une simple course vers l'atteinte d'objectifs, mais un voyage dont je cherche à apprécier le trajet au moment présent.

Plusieurs réflexions, textes et entrevues dont il a été question m'ont amenée à croire que le voyage, tout comme le processus de création, peut induire un état de présence attentive et produire des effets semblables à ceux de la méditation chez les personnes qui l'expérimentent. Plusieurs exemples ou citations sont venus étayer mes propos, mais je crois qu'il s'agit encore du début d'une réelle interrogation sur les liens qui unissent le voyage, la création et la présence attentive. Ces relations pourraient être envisagées comme une manière de vivre et d'être sensible qui favorise la présence au monde, à l'environnement et à soi.

 

Références bibliographiques

Langer et Al. (2004. ) Mindfull creativity.  Creativity Research Journal. 16 (2- 3), 261-265

Horan, Roy (2009). The Neuropsychological Connection Between Creativity and Meditation, Creativity Research Journal. 21(2–3), 199–222.

Tesson, Sylvain (2004). L'axe du loup : de la forêt de Sibérie à l'Inde sur les pas des évadés du Goulag. Paris: Robert Laffont.

Urbain, Jean-Didier (2002). L'idiot du voyage. Histoire de touristes. 2e éd. Coll. «Petite bibliothèque» Payot.

Beaulieu, Julie (2015). L'expérience transculturelle d'un Varnam. De l'apprentissage à la présentation. Mémoire de maitrise, Université du Québec à Montréal.

Ritchhart, R.., Perkins, D.N. (2000). Life in the Mindfull Classroom : Nurturing the Disposition of Mindfulness. Journal of Social Issues, 56 (1) 27-47.

Lancri (2006). Comment la nuit travaille en étoile et pourquoi. La recherche création. Québec, Presses de l'université du Québec, p. 9-20.

Gosselin et Al. (1998). Une représentation de la dynamique de création pour le renouvellement des pratiques en éducation artistique. Revue de sciences de l'éducation. 24 (3) 647-666.

Émond, Bernard (2006). Il y a trop d'images. Montréal, Les 400 coups.

Émond, Bernard (2015). De l'admiration. Le carnet de Bernard Émond. Relations sept-oct  p.10.

Dillard, Annie  (1992). Apprendre à parler à une pierre. Paris, Christian Bourgois p.91 

Kabat-Zinn, J. (1990). Au cœur de la tourmente, la pleine conscience. Paris, Éditions J'ai lu.

 

Référence bibliographique de la source: 

Image Vedette : création de Julie Bélanger