Publié le 01/26/2016 - 18:07
A l'origine de mon projet de création se trouvait simplement l'idée du recueil de poèmes. Puis, les thèmes, les voix et les rythmes sont venus progressivement, dans l'acte de création. Mon recueil met en question le manque inhérent au voyage et le confronte à l'ivresse de la découverte. Par manque j'entends l'absence des êtres chers, la perte des repères, mais également les déceptions et désillusions que peut engendrer l'écart entre le voyage imaginé en amont et le voyage réel. Par ivresse de la découverte, j'entends ce sentiment d'exaltation et de liberté qui accompagne le sujet-voyageur. J'ai voulu m'intéresser à différentes questions autour de l'expression poétique de ces sentiments contradictoires. Après nous être intéressés à la question de l'ailleurs fuyant et de l'énonciation poétique, nous nous pencherons sur la question du voyage immobile. Enfin, nous verrons en quoi l'écriture fragmentaire semble être une manière de saisir de façon éphémère cet ailleurs fuyant.
Qui es tu ?
Lorsque j'écrivais, j'avais souvent envie de m'adresser à quelqu'un. La question du destinataire me taraudait. Je sentais le besoin de m'adresser à quelqu'un en particulier sans que ce soit toujours la même personne. Dans mon recueil de poèmes, le « Tu » est ainsi variable. Parfois, ce « tu » regroupe en une personne symbolique tous les êtres chers que j'ai laissés derrière moi, parfois il représente l'ailleurs que j'ai tant de mal à appréhender. J'ai en effet voulu m'adresser à mon ailleurs qui me fuit sans cesse, comme pour tisser un lien grâce à l'énonciation. Un lien fictif mais non moins empli de sens. L'énonciation poétique me permet de faire le pont entre l'ailleurs fuyant et moi-même. Cet acte de désignation de l'ailleurs par le « tu » permet de le rapprocher de moi, de créer un rapport entre locuteur et destinataire. En m'adressant directement à lui, j'ai l'impression de l'empêcher de se dérober ; comme si je l'obligeais à me rendre des comptes. La nomination de l'objet, grâce au pouvoir du langage, permet ainsi de lui conférer plus d'existence dans un rapport intime entre nommé et nommant au sein de la sphère langagière. Par ailleurs, J'ai voulu conserver l'indétermination dans l'identification du destinataire pour une double raison. D'une part, cela permet au lecteur de se sentir comme agrippé à la lecture, car ce « tu », simple pronom sans référent stable, devient un destinataire universel. D'autre part, j'ai souhaité souligner les liens inextricables et les similitudes entre la relation aux êtres chers et la relation au monde imaginé. Mon ailleurs est un compagnon de voyage, un ami dont l'absence fait écho à celle de mes proches.
Quel ailleurs ?
Lors de mon voyage, j'ai pu être confrontée à la question de l'ailleurs. Comme tout voyageur, mon ailleurs était présent dans mes pensées bien avant que j'arrive à destination. On se construit un ailleurs durant tout le temps de la préparation du voyage, tout ce temps en amont qui fait naître notre ailleurs dans l'espace de nos pensées. L'ailleurs existe comme une représentation imaginée, il est fantasmé. Mais que lui arrive-t-il lorsque cette image se confronte à la réalité du voyage ? Le plus souvent, un écart apparaît entre l'ailleurs rêvé, attendu, et l'ailleurs réel. Le véritable ailleurs est-il celui que nous construisons chimériquement en pensées ou celui que nous découvrons dans le monde réel ? Et d'autre part, pourquoi recherche-t-on si ardemment cet ailleurs ? Pourquoi construisons-nous sans cesse des ailleurs imaginaires qu'il nous sera impossible de rencontrer dans le réel ?
Dans l'Esprit migrateur, Essai sur le non-sens commun, Pierre Ouellet interroge cette notion de l'ailleurs. Il explique ainsi que, pour des raisons économiques, politiques ou culturelles, l'humanité vit désormais en fuite. L'homme est « désabrité » et ne peut vivre autrement qu'en déplacement constant. Il n'existe plus de lieu où l'homme se sente chez lui. Pierre Ouellet souligne que « notre existence humaine [est] obligée désormais à se réfugier ailleurs, dans une région nouvelle de la pensée ». Pour lui, « L'homme est un animal historique et géographique qui ne trouve plus sa niche que dans la traque et dans la fuite, dans la quête ou la poursuite d'un sens qui lui échappe ou dans l'abandon des lieux qui l'enferment puis le chassent ». L'accent mis ici sur l'impossibilité de saisir ce sens qui s'échappe me renvoie à cet ailleurs si fuyant, si différent de ce qu'on pouvait imaginer.
L'ailleurs semble ainsi être avant tout un rêve, une image construite intellectuellement, et ne semble pas pouvoir exister pleinement dans le réel. L'ailleurs ne peut jamais se rencontrer dans le présent. En effet, dès lors que le sujet est porteur de l'énonciation, il est dans un ici et maintenant, ou Hic et nunc. L'ailleurs, s'il est mentionné, ne peut être qu'imaginaire, hors du réel. Pierre Ouellet souligne également ce caractère inévitablement fantasmé de l'ailleurs. Parlant du voyageur, il déclare que la terre qui l'accueille « n'existe jamais que dans un rêve ou une imagination plus ou moins chimérique, vouée qu'elle est aux désillusions et aux regrets, formes salvatrices de l'espoir qui contrebalancent le leurre d'un avenir soit-disant meilleur... ». C'est également ce que souligne Patrick Née, dans L'Ailleurs en question, ouvrage dans lequel il retrace l'évolution du concept de l'ailleurs à travers la littérature depuis l'époque romantique. Il commence en expliquant que les récits de voyages sont très courants chez les écrivains romantiques tels que Nerval, Chateaubriand ou Lamartine. Mais il souligne que la perception de l'ailleurs a changé à la fin des grandes découvertes, lorsque l'ensemble de la planète est devenu connue. Avant l'époque romantique, le voyage avait toujours eu un but utile. Patrick Née souligne qu'« il n'avait jamais été question jusque là de voyager pour voyager, c'est à dire d'absolutiser le voyage pour lui-même, de l'élever au carré de sa puissance, le transformant ipso-facto en un désir- inassouvissable dans les faits, sinon dans le fantasme- d'évasion hors de l'espace du connu ». L'ailleurs n'existe plus dans la réalité des découvertes, il doit désormais être trouvé dans le connu. Patrick Née déclare ainsi : « Deux paradoxes donnent bien à lire la perte du sentiment de découverte dans les récits de l'arpentage du globe. Premier paradoxe : on part bien pour de l'inédit, du non-vu, mais le voilà irrémédiablement gâté dès lors qu'atteint. Nulle jouissance stable à en attendre, rien que de l'extrême éphémère ne saurait se fonder dessus ; cette première fois où le pied se pose ailleurs est aussi la dernière : on ne peut entrer en contact qu'avec ce qu'alors on perd ». Patrick Née explique qu'ainsi l'ailleurs romantique n'est qu'une fiction, et souligne que nous vivons toujours sur ce substrat romantique de l'ailleurs. Patrick Née parle du contrat fictionnel implicitement exigé par l'imagination d'un ailleurs. Mon ailleurs, celui que j'étais venue chercher ici, ne m'avait pas attendue. Nous pouvons toujours expérimenter ce moment de contact fugace avec l'ailleurs dans les premiers moments du voyage : il s'agit de ce que j'appelle « le moment de l'effleurement ». Mais rapidement, ce contact disparaît et l'ailleurs s'envole.
Le voyage immobile
Mais nous pourrions objecter que ce phénomène ne se produit peut-être que lors de voyages immobiles. En effet, mon propre voyage est assez statique. C'est un voyage qui demande une installation dans un lieu nouveau. C'est un processus de rencontre de l'inconnu pour le transformer en connu. Le voyage devient alors petit à petit un nouveau quotidien. Et l'ailleurs s'échappe pour laisser place à l'Ici. Un voyage immobile est-il toujours un voyage ? Faut-il sans cesse être en mouvement pour être en voyage ? Un voyage ne se mesure-t-il qu'à la distance qui nous sépare de notre point de départ ?
Pour réfléchir sur les conséquences du voyage statique, nous pouvons nous intéresser au poème de Joachim Du Bellay, Heureux qui comme Ulysse, et à l'extrait des Essais de Montaigne consacré au voyage. Chacun de ces deux textes présente une perception très différente du voyage. Tandis que Montaigne exprime l'exaltation et l'enrichissement produits par la découverte d'autres cultures, Du Bellay écrit un sonnet à tonalité mélancolique, exprimant tous ses regrets concernant ce voyage dont il avait tant espéré. Deux constatations s'imposent à nous : Joachim Du Bellay a quitté Paris pour accompagner son oncle à Rome où il a séjourné pendant plusieurs années. Il avait, a priori,une vision fantasmée et idéalisée de sa destination. Montaigne, quant à lui, voyage à travers l'Italie, la Suisse et l'Allemagne afin de se rendre dans des villes thermales pour se soigner car il est atteint par la gravelle. Il ne voyage pas vers un endroit prédéterminé et ne reste jamais très longtemps au même endroit. Nous remarquons alors que la déception semble provenir d'un espoir cultivé a priori et d'un séjour immobile. Tandis que l'ailleurs est unique dans un voyage immobile,il est démultiplié et ne cesse de se renouveler dans un voyage à mouvement constant. Faudrait-il alors nécessairement bouger pour voyager ? Un voyage dont le but est de s'établir dans un lieu nouveau ne pourrait donc pas être qualifié de réel voyage ? Peut-être le voyage réside-t-il simplement dans le laps de temps qui fait se confronter le sujet à l'ailleurs : Le voyage existe durant les préparatifs, durant le trajet et durant le moment de l'effleurement, ce moment de contact fugace entre le sujet-voyageur et l'ailleurs fuyant. Mais, sitôt que l'ailleurs prend les traits de l'ici, le voyage prend fin pour céder place au quotidien. Le voyage ne reprendra qu'au moment de quitter ce nouvel ici pour retourner à la rencontre de l'ailleurs. Quant est-il alors du lieu de l'origine, l'ancien ici du sujet-voyageur ? Quel serait son statut et quel rapport entretiendrait-il avec le sujet-voyageur ? Lorsque nous retournons sur nos pas, nous nous dirigeons vers un ailleurs connu. Cet ailleurs existe bel et bien dans nos pensées, mais il n'est ni inventé ni imaginé, il est bien réel, fruit de nos souvenirs. Que se passe-t-il alors au moment du contact, des retrouvailles entre cet ailleurs connu et le sujet-voyageur ? Il apparaît qu'une distance s'impose inévitablement. Le sujet-voyageur, s'étant éloigné physiquement, géographiquement de son ancien ici, s'en est également distancié temporellement. Durant toute la durée du voyage, le lieu quitté par le sujet-voyageur a pu se transformer tout comme le voyage lui-même a transformé le sujet-voyageur. Parce que le temps du voyage les a fait évoluer dans des réalités différentes et séparées, le lien entre lieu d'origine et sujet-voyageur est sujet à distorsion. Or, le sujet-voyageur ne garde en mémoire que l'image figée du lieu que celui-ci a connu avant son départ. Cette image de l'ailleurs connu se révèle ainsi être tout autant porteuse d'illusions et sources de déception que celle de l'ailleurs qui reste encore à découvrir. Lorsque le sujet-voyageur rentre chez lui, il peut être surpris de ce qu'il retrouve, s'attendant à retrouver son « ici », mais étant en réalité confronté à un nouvel ailleurs. Ce nouvel ailleurs, par sa nature inattendue et son caractère de transformation du connu en inconnu, a une dimension douloureuse dans l'ordre du rapport affectif du sujet-voyageur au monde.
Le poète Michel Van Schendel s’intéresse de prêt à la question de l'exil et notamment à la question du voyage immobile. Après avoir passé son enfance entre la Belgique et la France, le poète part pour le Québec et décide d'y rester. Pierre Ouellet souligne que les poèmes de ce dernier évoquent le paradoxe d'un « exil à demeure » et cette « familière étrangeté » qui accompagne ce voyage immobile. A la fin de l'Esprit migrateur, Pierre Ouellet analyse précisément le poème liminaire du recueil Quand Demeure de Michel Van Schendel. Il montre ainsi que le poème s'ouvre sur une longue litanie de vers circonstanciels introduits par la conjonction « Quand » qui sont en réalité des propositions subordonnées dont la principale n'apparaît qu'à la fin du poème, dans la dernière strophe « Nous irons vers l'éclat de la langue ». Les trois premières strophes semblent ainsi témoigner de l'état de confusion profonde du poète qui cherche à saisir par le langage la réalité de son expérience. Les phrases ne cessent de buter, de rebondir et recommencer sans jamais parvenir à s'établir pleinement. La multiplication des subordonnées circonstancielles de temps témoigne de la tentative du poète de saisir avec précision un moment qui ne cesse de s'échapper. Michel Van Schendel met en évidence les paradoxes inhérents au voyage immobile qui fait se confronter le connu et l'inconnu, la persistance et la nouveauté. C'est ce que nous pouvons comprendre dans les vers « Quand l'ardent / l'aube le temps le chant / attendent mais demeurent ». Tandis que l'utilisation du verbe « attendre » laisse supposer un futur, une suite, un ailleurs, celle du verbe « demeurer » traduit l'idée contraire du maintien de la situation telle quelle est. Ce même contraste se retrouve également dans les segments « demain à présent », « quand demeure et passe », « quand est là quand va ». Ainsi, Michel Van Schendel exprime l'impossibilité de saisir l'ailleurs toujours fuyant et le caractère profondément paradoxal des émotions du voyageur immobile. Pourtant, la résolution vient. En effet, la dernière strophe parvient à clore la phrase en faisant entendre la proposition principale. La résolution apparaît dans l'expression et la création. C'est une écriture de l'éclat et du débris que prône Michel Van Schendel, comme si seul l'inachèvement de la langue pouvait transmettre l’inachèvement de son être en quête d'un ailleurs insaisissable. Michel Van Schendel clôt son poème en écrivain « Quand une lumière attend, je la dessine ». J’interprète ces vers comme une métaphore soulignant le caractère éminemment visuel de l'écriture de voyage. Il ne s'agit pas seulement d'écrire, il s'agit de mettre en images, de faire exister, de créer. Le poète-voyageur dessine-t-il sa réalité à travers des traits et des couleurs ou à travers des mots ? Michel Van Schendel souligne ici les profondes similitudes entre poésie et art visuel. Tout est question de pousser vers l'existence les sentiments et sensations tapis au fond des êtres, de les rendre visibles. Tout comme le voyage, l'écriture du poète est riche d'images. C'est ainsi que Michel Van Schendel nous offre un tableau de la complexité des sentiments du voyageur immobile, dans cet « exil à demeure ».
La question du fragment
Lors de ma propre création, j'ai également été confrontée à la question de l'écriture fragmentaire. En effet, j'ai d'abord entrepris d'écrire un recueil de poèmes à formes et longueurs variées, mais dans le moment même de la création, je me suis retrouvée incapable de produire des textes longs. Je n'arrivais à coucher sur le papier que des textes très brefs, nés comme dans une pulsion. J'ai essayé de me repencher sur ces textes par la suite, mais toutes mes tentatives de construction a posteriori sonnaient faux. Le sens n'était plus là, la vérité des sentiments non plus. C'est pourquoi j'ai décidé de m'intéresser à cette question du fragment. Pourquoi mon écriture ne pouvait-elle n'être que fragmentaire ou fausse ? Il apparaît en premier lieu que cette impossibilité de construire des textes longs en y travaillant à plusieurs reprises répond directement à l'impossibilité de saisir l'ailleurs. Il ne peut être rencontré ni dans le réel, ni dans le langage. Aussi bien dans la réalité que dans l'ordre des mots, le rapport entre l'énonciateur et l'ailleurs reste de l'ordre du contact fugace et éphémère, de l'ordre de l'effleurement. C'est cet effleurement qui s'opère lors de ces moments créatifs pulsionnels. Essayer de retoucher ce qui a été produit durant ce moment de contact revient à essayer de rattraper l'ailleurs qui s'échappe, il s'agit d'une entreprise vaine. Si le fragment apparaît comme le seul moyen de saisir fugacement la vérité de mon voyage, cela tient de l'impuissance du langage qui ne me permet pas de mettre en mot la complexité paradoxale de mon ressenti. Les mots manquent de la même façon que l'ailleurs. Ces limites du langage sont étudiées par Bergson dans l'Essai sur les données immédiates de la conscience. Soulignant l'impossibilité d'exprimer la singularité des sentiments de chaque individu par un langage partagé par tous, le philosophe déclare :
« Chacun de nous a sa manière d'aimer ou de haïr [...]. Cependant le langage désigne ces états par les mêmes mots chez tous les hommes ; aussi n'a-t-il pu fixer que l'aspect objectif et impersonnel de l'amour, de la haine, et des mille sentiments qui agitent l'âme. [...] Ainsi [...] nous échouons à traduire entièrement ce que notre âme ressent : la pensée demeure incommensurable avec le langage. »
Bergson place ainsi la pensée dans le domaine de l'ineffable. Ainsi, l'ailleurs, résidant uniquement dans l'imaginaire de la pensée,appartiendrait également à l'ineffable. L'ailleurs ne peut se dire comme il se ressent. Pourtant,mon ailleurs se dit par fragments, décousus, brefs et peut-être même incomplets, mais mettant tout de même en œuvre le langage. Ces moments de création fugaces font le lien entre les sensations et les mots. Le langage est peut-être finalement plus puissant que l'ineffable. C'est en tout cas ce que défend Hegel dans La Philosophie de l'Esprit : « On croit ordinairement que ce qu'il y a de plus haut, c'est l'ineffable ; mais c'est là en réalité une opinion superficielle et dénuée de fondement : en réalité, l'ineffable, c'est la pensée obscure, la pensée à l'état de fermentation, et qui ne devient claire que lorsqu'elle trouve le mot. »
Nous pouvons remarquer que l'esthétique du fragment est assez récurrente dans les récits de voyage. En effet, le fragment, tout en permettant de faire varier les approches génériques et thématiques, est ce qui semble correspondre au plus près à l'expérience du voyage. Un voyage se déroule rarement linéairement. Il est mosaïque de moments et d'espaces différents. Dans l'Extrême livre des voyages, Michel Van Schendel intitule ses trois dernières parties Fragments, Brefs, et Extrême. Parlant du voyageur, le poète écrit « Dans l'attente, il pense par fragments, il voit par fragments ». Ainsi, l'écriture fragmentaire semble répondre parfaitement à l'expérience du voyageur. Dans les Spectateurs de la vie, Louis Van Delft s'intéresse à l'esthétique du fragment au travers des ouvrages des moralistes classiques. Nous revenons ainsi à Montaigne, auteur des Essais, qui sont pour Louis Van Delft « la porte par lequel le fragment opère son entrée ». L'essayiste rend compte de ses réflexions et de ses voyages sous forme de fragments qu'il refuse d'organiser. Il déclare en effet « Je n'ai point d'autre sergent de bande à ranger mes pièces que la fortune […] à même que mes rêveries se présentent, je les entasse ». Louis Van Delft souligne que cette écriture par « lopins » a pour but de rendre compte des mouvements les plus imperceptibles du moi. Il propose également une définition du fragment comme « une manière de penser et d'écrire qui consiste à produire l'effet de l'éclair plutôt que celui d'un long discours, d'un traité, l'effet d'une révélation plutôt que celui d'une démonstration ». Si pour Louis van Delft, le fragment est ce qui produit l'effet d'une révélation, pour moi, il en est d'abord le résultat. Le fragment est la conséquence de l'état du monde intérieur de l'énonciateur. Si le poète est dans un état profondément paradoxal, le fragment apparaît comme le medium parfait pour exprimer fugacement chacun des deux aspects de sa situation et de ses émotions. L'écriture fragmentaire est le repère par excellence de la rencontre des contraires, comme le souligne Louis Van Deflt lui-même, déclarant que « Le Fragment peut être le siège de la coïncidence des contraires. Il fait paradoxalement coexister l'ouverture et la clôture ». De plus, si l'écriture fragmentaire semble si bien correspondre à mon entreprise créatrice, c'est parce qu'elle répond directement aux thèmes du manque, de la mélancolie et de l'inachèvement qui parsèment ma création. Louis Van Delft parle ainsi d'un pouvoir d'évocation du fragment, « du à ce rapport secret entre fragment et mélancolie » : « Le fragment est par définition, par constitution pour ainsi dire, incomplet. Il est manque, absence. Il résulte d'une brisure. Il lui demeure une marque de cette brisure et de cet arrachement ». L'origine même du mot, qui provient de Frangere signifiant briser, rompre, mettre en pièces, témoigne de la violence inhérente à cette esthétique poétique. Écrire par fragments, c'est opérer une fracture. Pourtant, cette écriture m'apparaît comme la seule voie envisageable pour rendre compte de mon expérience de voyageuse. Je pourrais même dire que cette écriture me donne une sensation grisante de légèreté et de liberté. Elle me permet d'exprimer ce qui reste souvent coincé dans le creux de mon être, sous forme de moments créatifs éphémères mais vrais.
Nous retrouvons ici encore l'esthétique des paradoxes : tandis que l'ici se mêle avec l'ailleurs dans une expérience toute aussi douloureuse qu'enrichissante, c'est la fracture qui donne momentanément accès à la liberté.
AILLEURS OU ES TU ?
Comme une rencontre qui prend du temps. Comme un chemin sans ligne d'arrivée. Comme des
allers et des retours jouant à des jeux enfantins. Comme des larmes qui parlementent avant de faire
le grand saut. Comme une main qui se sert au creux du ventre. Comme des tremblements familiers
qui s'emportent. Je voyage.
*
J'aimerais te rejoindre là où le monde déborde.
Accroche toi, jet de corde.
Peur, instinct, à la dérobée.
*
Circulaire périphérique
de tours en détours
Je glisse et panique.
De nuit comme de jour
je me fonds je m'extirpe
de ce fond cet ancrage
cette entrave qui m'étripe.
J'entame cette page
d'exquise extase, je voyage.
*
Je dessine d'irréguliers serpentins dans le vent que je flatte de ma plume.
Tangente, je bascule.
Je me plais à me voir défiant l'horizon du secret funambule.
Et le monde s'allume.
*
Mon ailleurs s'est transformé en cinq petits oiseaux qui se sont envolés. J'aurais aimé les voir
prendre leur envol et voir leur ombre disparaître dans le lointain. Mais les oiseaux de mon ailleurs
ne m'ont pas attendue.
Mon ailleurs est parti en voyage.
Mon ailleurs n'est pas là.
Mon ailleurs me fuit.
Mon ailleurs me fait mal.
*
À ton manque se conjugue l'absence de tes yeux, se détruit mon visage, se détériorent mes espoirs.
À ton manque se conjuguent mes peurs éphémères et mes craintes tenaces.
Celles qui me tenaillent le coeur et m'enserrent les entrailles.
À ton silence se cognent les chants enivrants de la nouveauté.
À ton absence s'affronte l'infini des lignes d'horizon.
À ton manque se conjugue mon voyage.
L'Ailleurs en question, Patrick NEE.
L'Esprit migrateur, essai sur le non-sens commun, Pierre OUELLET.
Essai sur les données immédiates de la conscience, Henri BERGSON.
Essais, Michel de MONTAIGNE.
L'Extrême livre des voyages, Michel VAN SCHENDEL.
Heureux qui comme Ulysse, Joachim DU BELLAY.
La Philosophie de l'Esprit, Georg Wilhelm Friedrich HEGEL.
Quand demeure, Michel VAN SCHENDEL.
Les Spectateurs de la vie, Louis VAN DELFT.