Retour sur un voyage des sens

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Est-il possible de partir en voyage le temps d’un après-midi? Peut-on vivre une forme de dépaysement dans le cadre serré d’un horaire de cours? Si, comme le pensait Proust, « le seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence » ne serait pas d'aller vers de nouveaux paysages, « mais d’avoir d’autres yeux »[1], on pourrait croire qu’il vaille la peine de le tenter.

C’est dans cet esprit que les membres du groupe de recherche Récit Nom@de ont fait l’expérience du « voyage des sens ». Les yeux grands fermés, ils sont partis à l’aventure guidés uniquement par leur confiance en eux et par celle donnée au bras rassurant d’un camarade. Ainsi, ils ont pu arpenter des paysages quotidiens sous un angle différent grâce une simple contrainte , la perte de la vue, créatrice d’un autre rapport au dehors. En fermant les yeux, on aura cherché à stimuler les autres sens; à laisser la peau, les pieds, l’odorat « voir » et ressentir l’espace.

Il est commun d’entendre parler du voyage comme étant une manière de sortir de sa zone de confort. Le voyage des sens requiert d’emblée cette sortie, puisque les participants ont dû s’y prêter sans même savoir préalablement ce qui les attendait. Les yeux fermés, au bras de gens qu’ils connaissaient à peine, ils ont dû expérimenter le fragile équilibre entre confiance et vulnérabilité.

Ayant préalablement fait l’expérience du voyage des sens, j’ai eu la chance de me placer cette fois-ci en qualité d’observatrice, scrutant les réactions des marcheuses et marcheurs. Le parcours – répété à deux reprises pour que toutes et tous puissent vivre la joie d’être guide ou de se laisser guider – débute toujours par un mélange de peur et d’excitation. D’abord, les corps inquiets et déstabilisés avancent dans l’espace avec une certaine méfiance : on cherche le connu, le confort, à travers cette mise en situation qui nous laisse sans repère.

Pourtant, c’est dans le laisser-aller que s’opère la magie. Une fois passée la surprise des débuts, l’atmosphère devient vite moins tendue. Voilà que nos participants semblent euphoriques, joyeux, curieux. Chaque changement subtil (dans la lumière, la température, l’environnement ou l’aspérité du sol) provoque de grandes réactions. Ils rient, palpent avec attention les objets qui les entourent et explorent les nombreuses sensations offertes.

Ce retour au corps influe d’ailleurs sur leur manière de bouger. Certains semblent redevenir enfants: courant, grimpant, culbutant. L’espace traversé, que l’on approche souvent de manière utilitaire, se transforme en terrain de jeu; il devient un lieu à explorer où la créativité de chacun peut s’exprimer. La plante à côté de laquelle on passe d’ordinaire sans même l’apercevoir se révèle être en source d’étonnement. L’environnement n’est plus vide, mais plein (rempli de sons, de textures ou d’odeurs). Les marcheurs prennent surtout le temps de nouer une relation avec le monde qui les entoure. Celui-ci ne paraît alors plus donné, conquis, circonscrit, mais se présente plutôt comme un territoire changeant à explorer et à inventer.

Il ne s'agit que d’une marche d’une quinzaine de minutes au cœur du centre bétonné de la ville, mais les marcheurs s’en trouvent pourtant dépaysés. « J’ai l’impression de me retrouver en plein milieu d’une forêt » déclare l’un d’eux, avançant sur un mètre carré d’herbe défraîchie. À la fin du parcours, certains sont étonnés de découvrir l’endroit où ils se trouvent. Même s’ils ont traversé ces rues plusieurs fois auparavant, ils n’ont pas su clairement se localiser sans l’usage de leurs yeux.

La deuxième partie de l’atelier commence alors. On demande aux participants de dessiner une cartographie « sensible » de leurs pérégrinations. Ils doivent tenter, non pas de recréer le parcours réel, mais de transmettre le plus fidèlement possible la manière dont ils auront ressenti ce parcours. Sons, émotions, couleurs et poésie sont quelques-unes des composantes de ces « cartes des sens » venues exprimer un rapport à l’espace plus « subjectif », sensible.

Ce protocole ludique a été conçu par Aline Jaulin et Élise Olmedo, deux géographes françaises qui ont mis sur pied un groupe de recherche nommé « Écrire le sensible ». Dans le cadre de ce groupe de recherche, elles s’intéressent à l’influence des technologies numériques sur les processus cognitifs humains. Elles s’interrogent, entre autres, sur la façon dont les technologies de l’information et de la communication viennent transformer le rapport sensible et sensoriel que nous entretenons avec notre environnement. Pour ce faire, elles ne se cantonnent pas à une seule discipline et élaborent plutôt des protocoles de recherche-création. Collaborant avec des artistes et chercheurs en sciences humaines et sociales, elles visent également à décloisonner les savoirs, cheminant vers un portrait plus large et plus juste du « sensible ».

Une fois de retour dans la salle de classe, les participants ont pu partager leurs impressions sur le voyage des sens. La discussion, qui s’est d’abord enracinée dans l’expérience personnelle de chacun, s’est vite élargie à des réflexions plus larges sur les relations que nous entretenons avec nos milieux de vies. Plusieurs ont déploré l’anesthésie sensorielle à laquelle nous sommes souvent confinés. « Quand je marche avec les yeux ouverts, j’analyse mon parcours et je me retrouve dans ma tête, ne portant presque plus attention à l’espace que je traverse » déclare alors une participante.

Certains participants ont témoigné de la qualité d’écoute et d’attention qu’ils auront pu expérimenter lors de leur parcours à l’aveuglette. La perte de la vue induit aussi une nécessité d’attention accrue pour qui veut pouvoir se repérer. Soudainement, l’espace n’est plus un vague décor à traverser, mais un monde rempli de voix à écouter.  

Cherchant une cause à cette anesthésie des sens, on spécule que cela pourrait être dû au dessin même de nos villes qui seraient faites pour être vues avant d’être touchées, senties ou ressenties. Comme l’écrit Michel de Certeau, nous vivons de plus en plus sous le joug du regard, dans des cités inventées par les « totalisations imaginaires de l’oeil »[2]. La ville moderne, dessinée dans une optique panoramique, suit également un plan logique et utilitaire qui régirait la plupart de nos interractions.

Nous entretenons souvent un rapport « carcéral » avec nos environnements. Le regard balaie sans que le corps ne soit partie prenante du paysage, créant une fracture entre le sujet et son milieu. Le voyage en train, apparu avec l’ère industrielle, favorise par exemple une vision spéculative du monde où on se trouve « hors de ces choses qui restent là, détachées, absolues »[3].

Réagissant à une industrialisation de plus en plus poussée, les situationnistes eurent recours à la dérive comme stratégie de résistance et de réappropriation psychique des espaces urbains. La contrainte présentait alors une force créatrice nous poussant à sortir des axes et des parcours quotidiens ainsi qu’à expérimenter avec les hasards et rencontres. Se voulant pied de nez à la société du spectacle, la dérive est également née d’une volonté de percer l’écran : de vaincre la fragmentation entre l’humain et son milieu, ou encore, entre l’humain et son voisin. Par ailleurs, cette fragmentation serait en partie attribuable à la médiation technique et à l’univers d’écrans parmi lequel nous évoluons.

Avec le voyage des sens, la conception du voyage passe d’un mode quantitatif à qualitatif : ce n’est pas la longueur du périple ou la quantité de kilomètres parcourus qui compte alors, mais sa nature même. Ici, la perte de la vue nous mène hors de nos habitudes et des sentiers battus. Elle facilite aussi l’éveil des autres sens, qui en viennent parfois à s’atrophier faute de stimuli.

« What you don’t use you lose » répétait un de mes professeurs de yoga. On pourrait traduire le dicton par « ce que tu n’utilises pas tu le perds ». Or, le voyage des sens active certaines facultés jusqu’alors restées passives. Il induit un double parcours puisqu’il est à la fois cheminement à travers notre propre corps – au cœur des sens et de nos perceptions – et exploration attentive du dehors. En ce sens, il nous permet d’approfondir la relation qui unit dehors et dedans, intériorité et espace. Il exacerbe sur tout notre conscience de celle-ci; conscience d'un lien occulté par le rapport marchand ou utilitaire que nous entretenons avec nos milieux.

Sur un plan créatif, il semble que'il  puisse aussi être source d’inspiration. Qu’est-ce qu’une œuvre d’art sinon une tentative de partager une expérience sensible, une volonté de la cristalliser? En décuplant la dimension sensorielles des espace-temps traversés – et notre propre conscience de celle-ci – le voyage des sens pourrait être à l’origine de créations plus riches, denses et sensibles qui éveilleront à leur tour la sensualité du spectateur. Qui sait, peut-être que de telles créations pourront même contribuer à former chez ceux-ci une forme de conscience sensorielle, une « écologie des sens »[4] opérant une transformation de notre conscience collective en regard de l’environnement.

Quoi il en soit, le voyage des sens est assurément une manière de découvrir, de changer de regard et de partir à l’aventure, ne serait-ce que le temps d’une simple promenade.

 




[1] Proust, Marcel. À la recherche du temps perdu, Paris : Gallimard, 1989, p. 762.

[2] De Certeau, Michel. L’invention du quotidien, Paris : Gallimard, 1990, p. 142.

[3] Ibid., p. 166.

[4] Abram, David. Comment la terre s’est tue : Pour une écologie des sens, Paris : Éditions La Découverte, 2013, 348 p.