No. 1

Auteur·e du carnet: 

 

Il rêvait qu’il se levait de son lit, ouvrait la porte et passait dans une autre chambre identique à la première (…). De cette chambre, il passait à une autre exactement semblable, dont la porte livrait passage dans une autre exactement semblable, puis dans une autre exactement semblable, à l’infini. Il aimait aller ainsi de chambre en chambre comme dans une galerie de glaces parallèles, jusqu’à ce que Prudencio Aguilar vînt lui toucher l’épaule. Il s’en retournait alors de chambre en chambre, s’éveillant au fur et à mesure qu’il revenait en arrière et parcourait le chemin inverse, et trouvait Prudencio Aguilar dans la chambre de la réalité. Mais une nuit (…) Prudencio Aguilar lui toucha l’épaule dans une chambre intermédiaire et il y demeura à jamais, croyant que c’était là sa chambre réelle1.

 

Je reviens avec les photos, les idées et le flou entre les deux. Je ramène le froid qui gèle les portes, la buée sous les sacs de couchage empilés, les levers de soleil roses près de la mer, les tas de bois qui jonchent les plages, l’odeur de soupe à la tomate cheap et les montagnes qui avancent toujours plus vers nous.

Montre-nous donc ton voyage un peu. Plus je regarde mes photos, plus celles-ci se substituent lentement aux images du souvenir réel. Graduellement, mes instants décisifs se modifient et se réécrivent, ma mémoire s’altère et mes souvenirs se transforment.

Je nage dans une série de souvenirs-écrans entre aventure vécue et aventure rêvée. Je lutte désespérément contre l’oubli, contre la fictionnalisation de mon voyage. Plus que tremplin à la mémoire, je sais que dans quelques temps ma photo de Lyall Bay deviendra mon souvenir, qu’il n’y aura plus de représentation autre, qu’en fait il n’y a jamais eu d’image exacte, seulement des reflets de vrai dans un palais de miroirs sans fin.

Aujourd’hui l’écriture me touche l’épaule. Je m’assois dans une de mes images mentales, un de ces moments que je n’ai pas immortalisé sur pellicule et j’écris :

la lune blanche en fin d’après-midi et nous gelant fous au milieu du Mackenzie High Country

Mais ce faisant, je crée une autre chambre intermédiaire dans un réseau qui s’étend à l’infini.

 

1Gabriel García Márquz, Cent ans de solitude, Paris, 1968, Éditions du Seuil, p. 85.

Photo: Florence Tétreault