Publié le 10/12/2015 - 20:55
« Le temps passe et corrode, tels l'eau et le vent, la peau des choses. Il laisse un signe, modifie le trait, comble les espaces vides de l'écriture des lieux. (...) La quiétude, le silence, ce qui ne compte presque pas, qui est sur le point de disparaître, laissé à l'abandon - maison, objet, lieu - dans le devenir continu du temps, éclairé par la nostalgie, reste à l'écart entre les plis du monde sans céder aux ruses et aux illusions du progrès. C'est une pauvre chose qui dessine, pour peu qu'on y prête attention, loin de tout éclat, le début d'un chemin. » Les lieux et la poussière, Roberto Peregalli
C'est un passage du livre glissé à la hâte dans les bagages et emporté à l'île Verte. On ne sait même pas si on aura le temps ou l'envie de lire, mais on lui a tout de même fait une petite place entre les cahiers japonais et les vêtements chauds. Finalement, on ne lit pas, on préfère être en mouvement. On enjambe des rochers, on laisse des traces dans la boue, on avance en regardant tout ce bleu qui se découpe en strates à l'horizontale. Le visage pivote lentement pour ne rien perdre de la beauté de l'horizon dégagé. Les rochers, le fleuve, le ciel. Demi-tour, on découpe du regard une lisière de forêt, des conifères aux écorces grises et rugueuses. Plus loin, quelques arbustes jaunis, des morceaux de bois flotté comme un mobilier impromptu, du lichen de couleur rouille sur des arêtes érodées et délavées, de fines stries qui ondulent, partout la nature a fait sa petite oeuvre de polissage, d'usure, d'effritement. On contemple les montagnes de Charlevoix qui s'étirent au loin en une longue bande sombre voilée par une brume blanche. Parfois, on s'attarde plutôt aux oiseaux ou au bruit des vagues, à leur écume. On se laisse divaguer, on passe ses doigts le long de la surface blanchie d'un bout de bois de grève comme pour y lire une histoire de sel et de vent, puis on s'allonge à même la roche humide, le visage au soleil. On savoure l'air chargé de sel, le temps suspendu, le ciel sans nuages, on s'oublie peu à peu dans ce paysage.
Tranquillement, on poursuit son avancée le long du littoral tout en cherchant la matière d'un récit, puis on s'arrête un moment près d'une cabane de planches délavées. Sur une table abandonnée, on ouvre le livre, on note quelques idées dans le carnet, on recopie un ou deux passages qu'on a déjà lus et relus si souvent tant ils racontent quelque chose de nous, de notre rapport au monde, aux choses, aux lieux, à la beauté, aux traces du passage du temps.
La lumière est magnifique, elle engourdit, et le jour décline doucement. Il est temps de rentrer vers le phare. Sous les pieds, des plaques de roche se fendillent. Partout des éclats, des fragments. Peu à peu, une histoire prendra forme. Il faudra bien s'arracher au paysage, se frayer un chemin pour revenir à l'écriture, à ce qui nous obsède et nous relie aux autres.