Je porte encore en moi les traces de cette rencontre improbable

Auteur·e du carnet: 

Celui qui, au hasard d’un déplacement, rencontre l’autre ne se déplace pas, il fait dans sa propre ville l’expérience d’un voyage.

 

Elle ne m’a probablement jamais même entr’aperçu, trop occupée qu’elle était à terroriser son enfant. Mais, moi, je l’ai vue deux fois plutôt qu’une.

* * *

Je devais avoir seize ans. Je sortais du Salon du livre de Montréal et j’attendais, seul, le métro à la station Bonaventure quand j’ai aperçu, non loin de moi, une femme au long manteau troué et noirci par la poussière de la ville. Ses cheveux gras et abîmés dépassaient d’un chapeau gris orné d’une fleur en lambeaux.

Je me souviens l’avoir vue se pencher vers l’avant et s’être mise à crier des paroles d’une violence inouïe. Elle a prononcé des mots s’apparentant à ceux-ci : « Tu vas m’écouter, tu m’entends? Tu bougeras plus, non, tu bougeras plus, sinon tu vas le regretter, t’as compris? Je vais t’enfoncer mon poing dans la figure, te fracasser la tête contre le sol et te défoncer le crâne sous les rails du métro. Tu bougeras plus, tu m’entends? »

J’aurais voulu intervenir, mais j’étais terrifié. La scène s’est rejouée en boucle pendant une dizaine de minutes dans l’indifférence la plus totale des usagers du métro. Personne, sauf moi, ne semblait se soucier de l’état de santé de cette clocharde. Sans doute parce qu’elle criait contre son enfant imaginaire.

* * *

Moins d’un mois plus tard, alors que je marchais dans la rue Monselet à Montréal-Nord, je l’ai revue. La rue était déserte : il n’y avait qu’elle et moi, et son enfant imaginaire qu’elle épouvantait à grands coups de menaces de mort.

J’ai pressé le pas.

* * *

Il m’arrive de repenser à cette femme et de me demander quelle est son histoire. A-t-elle perdu un enfant dans des circonstances tragiques et cela lui a-t-il fait perdre la raison? Souffre-t-elle de schizophrénie, de délires psychotiques?

Je ne connaîtrai probablement jamais son histoire, à moins de la croiser à nouveau à une station de métro ou dans une rue à Montréal et d’oser, malgré la peur qu’elle provoquera en moi, lui adresser la parole. Mais me parlera-t-elle?

Elle ne m’a pas rencontré, mais moi, si, et comme un fantôme, elle revient me visiter.

 

 

[Note : Cette entrée de carnet fait écho à une entrée de carnet produite par Catherine Côté, qu’un bogue informatique a mystérieusement avalée. Comme un fantôme, les mots de Catherine, malgré leur disparition, ont continué à résonner en moi.]

(Source de l'image : URL : https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/d/d3/Bonaventuremet.... Creative Commons (CC).)