Publié le 09/24/2016 - 15:26
Carnet 1
Samedi, 24 septembre 2016
Le texte « De l’admiration » de Bernard Émond propose une réflexion sur le travail créateur qui s’attarde au rapport de l’artiste au réel. Selon lui, la création artistique devrait promouvoir l’engagement social. Plutôt que d’encourager un déplacement de l’attention individuelle et collective hors des limites de la réalité, l’art devrait rendre possible une reconnexion des êtres avec leur milieu. Ces idées s’inscrivent dans une logique où l’œuvre permettrait un éveil de conscience susceptible d’apporter de grands changements sociaux.
Cela dit, je suis de ceux qui croient que l’écriture intervient justement lorsque nous sommes confrontés à l’impossibilité de nous rallier concrètement à ce qui nous est extérieur. Les justifications qui motivent cette volonté de se soustraire à la réalité et à la communauté par la même occasion peuvent être nombreuses, mais ne doivent pas être négligeables. Par exemple, face à de nouvelles expériences, nous puisons dans le langage des expressions qui nous sont familières pour tenter d’expliquer et de décrire ce qui nous est étranger. Nous avons le réflexe de ramener à soi ce qui nous dépasse pour tenter de l’apprivoiser.
Selon moi, en condamnant d’emblée ce retour vers soi, Bernard Émond refuse de concevoir le travail créateur comme un lieu où l’artiste peut y trouver refuge comme réconfort. Je crois au contraire qu’un repli sur soi est nécessaire et bénéfique à toute démarche artistique qui prendra par la suite la forme d’un discours en communion avec la réalité. Tout simplement parce que ce temps de retrait permet de prendre nos distances face à ce que nous avons vécu et de faire la paix intérieure. Celle qui précède le retour de notre cohésion interne résultant de la réconciliation que nous faisons avec nous-mêmes et de celle que nous tentons de faire avec les autres. En développant de la compassion pour nous-mêmes, nous en développons pour autrui.
L’an dernier, lors d’une conférence portant sur la littérature Innue dans le cadre du cours littératures nordiques donné par le professeur Daniel Chartier à l’Université du Québec à Montréal, la poétesse Joséphine Bacon a dit : « C’est en marchant dans le lichen que je peux être en accord avec mon cœur et si je suis en accord avec mon cœur, je suis en accord avec tout ce qui m’entoure. » Je crois que la notion amenée par Nicolas Bouvier dans son texte « La clé des champs » voulant que « le voyage ne soit pas affaire de kilomètre mais d’état d’esprit» prend ici tout son sens.
Pour certains, l’écriture est une échappatoire à l’insatisfaction du réel, mais cette fuite est indispensable. Elle assure notre protection et notre survie. Après tout, il faut réussir à se tenir debout avant de se remettre à marcher.
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Carnet 2
Lundi, 24 octobre 2016
L'écriture en guerre
Je suis consciente que je ne révolutionne rien en disant cela. Là n’est pas mon intention. Je tiens à le préciser. Au cours des dernières années, j’ai rencontré bon nombre de personnes avec de bien grandes illusions. Des personnalités possédant une fureur plus grande que nature. Des artistes quoi. Ils croyaient qu’on pouvait encore changer le monde. L’empirer, certes. L’améliorer, je ne sais pas. Pourquoi écrivons-nous alors ? Plusieurs raisons peuvent nous amener à prendre une telle décision. Seulement voilà, j’ai sans cesse l’impression que certaines sont plus nobles que d’autres ou simplement perçues comme telles. Et si l’écriture passait du service de la collectivité à celui de l’écrivain. Elle pourrait combler de manière individuelle les manques que fait naître en nous la société. Pallier à notre insatisfaction du monde en créant de toute pièce d’autres réalités. Pour ma part, cela me suffirait. Publier un roman-feuilleton qui se vendrait entre deux magasines à potins d’un grand centre commercial me semblerait une grande réussite. Vous pouvez me critiquer et me reprocher mon manquer d’ambition. Je vous ferai remarquer qu’un livre est vivant lorsqu’il est lu. D’un autre côté, s’il ne suffisait que de ça, laissez-moi vous dire que depuis longtemps Stephenie Meyer aurait volé le flambeau de l’immortalité à Louis-Ferdinand Céline, Marcel Proust, Roland Barthes, Simone de Beauvoir et compagnie.
Par simple curiosité vous êtes-vous déjà demandé pourquoi ces grands noms avaient commencé à écrire ? Ils avaient quelque chose à dire dans une forme particulière, me direz-vous. Reste qu’ils devaient prendre la parole pour conduire l’humanité. Ils avaient des causes à défendre, des lois à établir et combien à revendiquer ? Aujourd’hui, plusieurs de leurs combats sont toujours d’actualité. Si leurs œuvres et leurs idées ont survécues aux années, c’est parce que les problèmes qu’ils pointaient du doigt ne sont toujours pas résolus. Et nous, où nous situons-nous par rapport à eux ? Premièrement, la question se pose-t-elle vraiment ? Sommes-nous forcément obligés de réinventer la grammaire et la syntaxe si nous nous adonnons à la création littéraire ? Qui a instauré cette ligne de conduite ? Et, qui suis-je, autre qu’une simple étudiante en études littéraires, pour la remettre en question ? Ai-je le profil d’une héroïne ? Pas plus que vous et pourtant nous avons choisi la même voie : l’écriture. Quelque chose en nous refuse de se taire, de mourir. Autant nous sommes sensibles devant la vulnérabilité et la déchéance humaine, autant nous hésitons encore à les nommer directement. Nous détournons le sens des mots pour éviter de dire la vérité. Il y a des poètes si habiles qu’ils rendraient délectable le plus cruel des viols. Je ne vous apprends rien. Dada avaient raison. Le langage échoue à dire le monde.
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Carnet 3
Samedi, 12 novembre 2016
La vision : source de protection ou de dangers ?
Les reflets lumineux du soleil de l’après-midi dansaient devant mes paupières. Je sentais le souffle du vent effleurer mon visage découvert. Éblouie, je me déplaçais à tâtons dans un espace inconnu. Une panoplie de subtilités nouvelles se déployait en moi. S’était un peu comme si une dimension sensorielle, jusqu’alors restée discrète se révélait par le biais de cette expérience. En gardant constamment nos yeux ouverts, nos autres sens deviennent rapidement de lointains souvenirs. Avant de vivre ce voyage expérimental, je réalise que mon regard éloignait de mon attention de nombreux détails et aspects qui composaient ma réalité. Après tout, notre vue ne nous offre qu’une vision limitée par laquelle nous façonnons notre rapport au monde. Nous devons remettre en question l’impression d’un ancrage dans le réel que font naître parfois en nous certaines images. Je dirais plutôt que ce sens participe à l’aliénation des informations que nous percevons.
L’importance associée au sens de la vue me fait repenser au récit de l’exécution d’un criminel notoire américain qui a été analysé et commenté par l’auteure Catherine Mavrikakis dans son essai Condamner à mort : les meurtres et la loi à l’écran. Ligoté à une table d’exécution, alors que le poison faisait son œuvre, Timothy McVeigh a lutté pour rester jusqu’à la toute fin du processus le maître de sa destinée et le capitaine de son âme. Pour ainsi dire, il a résisté pour quitter ce monde en fixant du regard les témoins qui étaient venus assister à son exécution. Je me suis demandé quel sens symbolique cet homme souhaitait donner à sa mort. Lui qui a accepté sa sentence et qui n’a pas exprimé le moindre remords, pourquoi arrivé à cet instant précis a-t-il refusé de fermer les yeux ? Désirait-il laisser derrière lui une vision d’horreur supplémentaire aux personnes concernées par l’attentat ? Cela me paraît évident, car il souhaitait devenir le grand martyr de la cause qu’il défendait. Un peu comme son idole, David Koresh, qui a mis tout en œuvre pour rendre les agents gouvernementaux responsables de la mort de ses disciples lors du siège de Waco en 1993.
Je crois que le gouvernement américain aurait dû s’attendre à une telle réaction de la part de Timothy McVeigh. Tout dans son attitude laissait penser qu’il ne se laisserait pas vaincre si facilement. Des mesures auraient pu être prises pour éviter qu’une telle vision puisse être offerte aux témoins. On aurait pu tout simplement recouvrir son visage, mais on ne l’a pas fait. Quoi que l’on pense de cette affaire, il ne faut pas sous-estimer l’impact que peut créer la réception de telles images.
Pour revenir à mes impressions du voyage expérimental et pour faire le pont avec le problème soulevé ici par la vision, je dirais que le regard, contrairement aux autres sens, rend possible un certain contrôle de la raison sur notre perception sensible. Le regard d’une personne, surtout d’un homme en train de subir une exécution, peut faire ressurgir en nous une pitié que l’on ne soupçonnait même pas au départ ou au contraire donner raison à notre sentiment de haine à son égard. Privés de ce sens, les non-voyants sont protégés de cette couche supplémentaire de connotation.
Au cours de l’expérience sensorielle du voyage des sens, je devais avoir les yeux fermés. Je remettais entièrement ma sécurité et ma confiance entre les mains de mon coéquipier. J’avais le sentiment qu’il veillait sur moi et me protégeait de tous éventuels dangers. Je pouvais me laisser guider et savourer le moment présent. Être aux aguets de tous mes autres sens. J’ai adoré cette expérience. Durant un bref instant, j’ai abandonné mes anticipations pour vivre dans le moment présent. La vie m’apparaissait beaucoup plus belle et savoureuse les yeux fermés, même si j’étais dans une position de vulnérabilité. J’ai lâché prise et cela m’a procuré un certain répit. Le même répit sans doute que cet homme s’est refusé avant de partir.
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Carnet 4
Lundi, 14 novembre 2016
Nos personnages : notre alter ego
Aujourd’hui, une étudiante a soulevé un aspect de mon écriture que je n’avais jamais soupçonné. Elle m’a demandé si je me servais de mes personnages comme d’un écran pour m’exprimer. Un peu comme un filtre qui me permettrait de séparer ce que je veux garder de ce que je veux soustraire de la réalité. Elle a vu juste. Je me suis alors demandé quel rôle occupent vraiment ces êtres de fiction dans le processus de mon travail créateur. Ils te tiennent à l’écart et te protègent du danger. Tu as des concepts à défendre, mais tu n’es pas prête à les assumer. C’est vrai, ces protagonistes me procurent une certaine distance, qui me permet de traiter de certains sujets sans avoir à en faire les frais. Voilà pourquoi ce « Je » doit être un autre.
Étudiant(e)s du cours, vous êtes plusieurs à vous mettre en scène dans vos récits. Vous utilisez vos « Je » avec une telle aisance. Ils abondent de partout. En ce qui me concerne, je serais incapable de supporter une telle mise à nu volontaire de mes affectes et de mes passions. J’aurais l’impression que les histoires que je présenterais en classe seraient des brides tirées de mon journal intime. Je ne tiens pas à faire de l’autobiographie. Pourtant, je réalise que toutes ces instances narratives sont un « Je » déguisé.
Depuis que je réfléchis au travail créateur, l’art et l’écriture m’apparaissent comme des moyens pour pallier à mon insatisfaction du monde. Toutes ces voix qui m’habitent tantôt s’entrechoquent, se disputent, se font écho et se répondent. L’écriture est un cadeau que l’on se fait à soi. C’est un moment où l’on prend un pas de recul. On s’arrête et on se questionne. Personnellement, je me sers de cette pratique artistique pour livrer mes points de vue. Souvent je pars d’un constat qui m’enflamme, que j’aimerais abolir de la société. La peine de mort, par exemple, est l’un des nombreux sujets que j’attaque de front.
Sans même le vouloir et en avoir conscience, nous livrons qui nous sommes à travers l’écriture. La création littéraire est une exhibition, la plus totale qui soit. N’y sont pas seulement révélées les cicatrices de notre chaire, mais les blessures de notre âme. C’est pour cela que l’on tremble tant et que l’on transpire de tous les pores de notre peau lorsque nous attendons les commentaires de nos camarades.
En me demandant pourquoi j’évitais tant d’aborder le voyage en tant que tel dans mon premier récit, j’ai compris qu’il représentait pour moi une source non pas de plaisir et de découverte, mais d’insécurité. Pour ainsi dire, en créant Sidney Norton, je me suis rapprochée de quelque chose de plus authentique. J’ai exploité mon trouble anxieux pour élaborer un personnage névrosé, complètement dépassé par l’idée d’un voyage. J’ai eu un plaisir fou à lui donner vie et cette histoire a été mieux reçue que la précédente.
Je crois que ma coéquipière a raison. Se sont mes peurs qui m’empêchent de vivre pleinement, de partir moi-même en voyage. Mes craintes me conditionnent à un tel point que je dois avoir recours à des personnages pour leur faire vivre les expériences à ma place. Je devrai me libérer de mes angoisses et de mes fausses espérances si je souhaite un jour entreprendre ma propre route, celle de ma vie.
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Carnet 5
Dimanche, 4 décembre 2016
Tout au long de la session, je me suis questionnée à partir de mon point de vue de voyageuse. Cependant, parfois notre voyage est celui de l’autre. J’ai vécu cette expérience le week-end dernier. Alors que j’étais invitée à une fête organisée chez mes grands-parents italiens. Mon père m’a demandé si Hubert, mon chum, pouvait se joindre à la fête. Mon copain, ce n’est pas le mec le plus sorteux. J’ai alors dit à mon père que je lui demanderais, mais je ne pouvais rien promettre. Finalement, Hubert a accepté de m’accompagner.
C’est vraiment étrange la posture que j’ai eue durant cette soirée. Je ne me sentais plus du tout familière à cette belle maison spacieuse de Montréal où je me suis fait garder quand j’étais jeune. S’était comme si, accompagnée de mon chum qui est un Québécois pure laine, j’essayais de tout québéciser. On aurait dit que je tentais de réduire au minimum la frontière entre ces deux cultures. Je voulais qu’il se sente tout de suite à l’aise. Déjà que ces personnes sont anglophones et italophones et qu’elles ne pratiquent le français que quelquefois quand elles y sont obligées, j’avais très peur que mon amoureux se sente mis à l’écart. En fait, quand j’y pense, c’est ainsi que je me suis sentie toute ma vie. Je comprends l’italien parlé par cette moitié de ma famille, mais on ne m’a jamais appris à m’exprimer à travers cette langue.
Hubert m’a demandé sur le chemin du retour si j’ai déjà eu l’impression que ces gens utilisaient l’italien pour parler dans mon dos quand je suis là. Je lui ai répondu : « Ben non, franchement ! Ils parlent entre eux en italien ou en anglais. Parfois même il commence une phrase dans une langue et la termine dans l’autre et je m’introduis dans la conversation en leur répondant en français. » Mon chum trouvait cette manière de faire très bizarre et il m’écoutait en fronçant les sourcils. Il est vrai que les Québécois n’ont pas l’habitude de se faire interrompre par une autre personne, mais cette pratique est courante dans les familles italiennes. Je dirais même que plus d’une centaine de fois tout au long de la soirée, mon père, mes oncles, mes tantes, mes cousins et cousines, mon grand-père et ma grand-mère se coupaient la parole ou parlaient l’un par-dessus l’autre dans la plus grande cacophonie. Le ton montait et descendait, mais jamais personne ne se fâchait. Mon chum m’a dit que ça en avait tout l’air pourtant, mais je l’ai rassuré en lui disant que non : « Tu sais, Hubert, je crois que les mots "intensité", "démesure" et « jovialité » décrivent bien les traits caractéristiques de l’italianité de ma famille. »
Avant de nous coucher, il m’a embrassée sur le front et m’a dit : « Je comprends tout maintenant. Je comprends pourquoi tu es telle que tu es. Je comprends aussi pourquoi tu te sens si souvent différente des autres. Je comprends pourquoi tu as l’impression de ne pas être à ta place nulle part… Tu es une femme hybride mon amour ! À la frontière de deux mondes. Tu peux voir ça comme une bénédiction ou une malédiction. Mais, cette double identité fera toujours partie de toi. Celle-là, on ne pourra jamais te la voler ni te la pirater ! Haha », m’avait-il dit ensuite en me donnant une petite bine sur l’épaule.