Ancre de table

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Image : un iPhone fatigué dans l'aube d'une brousse

Aujourd'hui je suis passée près du Aquin je suis surtout passée près du passé. Le passé qui étrangement habitait tellement le présent. Ça m'arrive souvent ces strates de temps. Toutes prises ensemble dans un cube d'espace. C'est mes yeux mon coeur : ils serrent les moments comme des Indiens dans le métro de Delhi, les emboitent comme les poupées-russes que j'ai jamais collectionnées.

J'étais occupée à inventer.

Aujourd'hui une table nous a voyagés dans l'hiver d'il y a deux ans. Nous trois dans un froid février d'avant de quitter. On s'était courriellés on s'était Facebookés on avait attendu longtemps on avait pas eu le temps, le temps qu'on a tellement eu une fois partis. Cette journée-là on avait parlé avec une femme qui nous avait expliqué le Burkina en avance. Isaac avait dit : je fais confiance à votre expérience mais ce serait une bonne idée d'un peu se préparer. Alors on avait rencontré cette femme qui avait vécu le rouge des routes l'impossible chaleur et les mamans du monde. Ses mains bougeaient dans l'air ses mots volaient partout autour, tombaient sur les chaises vides à côté s'enroulaient dans les barreaux libres. Ses mots d'Afrique ses yeux vivants sa voix en montagnes russes - nous pénétraient. Elle avait parlé de Confort et de Denis. D'Havila, de la Margouillat. Elle nous a dit la vieille mobylette et la Folie de l'Art de l'ami Anol. Mais c'est juste après qu'on a compris le poulet iniatique rencontré le jardinier qui apprenait l'awélé et l'enfant qui appelait les mangues par leurs prénoms. C'est après qu'on a tout vécu, dans ce moment on recevait les prémisses. À coeurs tellement candides. On savait encore rien de la douleureuse beauté burkinabée. Et nos sourires grandissaient toujours. On a quitté l'Aquin avec les lèvres jusqu'aux oreilles, on voyageait déjà.

Aujourd'hui après un faux feu on a choisi un nouveau lieu sur le fly un espace où se rassembler à nouveau. Avant d'entrer dans le petit café mes yeux se sont assis à cette table. L'ont reprise comme un livre qu'on avait laissé. L'ont enveloppé de l'amour dont on parlerait bientôt. Se sont accrochés à tout ce qu'il y avait d'accrochable. Le bois retroussé le poteau les barreaux. J'étais là-bas ici avec toi, en moi.

Après notre débroussaillage de voyages d'images et de recherche d'éclats, j'ai repassé la table du présent-passé et suis rentrée à la maison en écrivant à voix haute dans mon coeur. Je suis tombée sur un poème africain. Il se tenait au seuil du retour, tout mou d'être si plein. Il disait notre dernier matin à Koudougou je l'avais appelé :

La beauté brûlait.
 
Quand je suis partie
Tout est devenu atrocement beau.
À travers la vitre du car
Les montagnes de briques qui avaient bloqué la vue à chaque jour étaient devenues belles
Les pancartes défoncées étaient devenues belles
Les pagnes mal enroulés sur les hanches fatiguées étaient rendus beaux.
Quand je suis partie du Burkina Faso tout était rendu atrocement beau, ça pinçait comme un amoureux qui te mord l'oreille comme un câlin de ta mère qui t'écrase le cage du coeur de l'autre bout du monde.
 
C'était midi quand je suis partie et tous les sacs de plastique dans les branches se foutaient de l'heure ils étaient juste devenus des fanions en temps de paix.
À travers la vitre du car m'asséchaient : la sécheresse de mes arbres préférés, la sécheresse du ciel, la sécheresse des troncs et des toits, la sécheresse du manque de choix
Tout était horriblement magnifique
Les mares formées pendant la nuit la gadoue partout
La chaussée abîmée les fenêtres sales même les sièges squelettiques du car me faisaient mal mais bien.
Quand je suis partie tout faisait mal de beauté il y avait comme plus rien de possiblement moins beau que la beauté
Et la beauté brûlait.
 
Quand une femme a déplié un drap dans l'air rose, que le tissu brun s'est allongé comme un drapeau blanc
J'ai fondu en larmes.
Et quand un enfant a tendu une jeune pousse vers le car qui passait, les feuilles fringantes et les racines pendantes
J'ai éclaté de l'intérieur
 
Il faisait chaud comme il avait toujours fait mais la sueur me dessinait maintenant des oeuvres d'art au lieu des craques de bouette dans le visage
L'odeur des vieux os de poulet encrassés sous le siège flottait nouvellement comme un ballon de fête dans l'air
Et dans la fumée noire des vieilles autos je traçais vos visages de Noirs qui me laisseront jamais les trouver autre chose que douloureusement magnifiques.
 
Je suis assise ici, je suis encore là où j'étais partie, je vous vois toujours faire les pires détours j'entends encore vos paroles être un show de boucane. Vous avez beau parler comme de la fumée éparpillé vous savez pas à quel point j'entends une roche en vous, une pierre atrocement vraie. Vous avez beau être laids vous me laisserez jamais vous trouver autre chose que douloureusement beaux difficilement vrais, vous me piquez comme un hameçon en pleine colonne vertébrale et je lutte jamais.
 
Quand je suis partie je me suis dit que je reviendrais être votre poisson à nouveau
Vous me fermez trop les yeux ouverts, si vous étiez pas si noirs vous en seriez le blanc.
 
*

On venait de parler de départ j'avais pensé aux continuels recommencements. On avait parlé de siècles d'horreur. J'ai nommé ma quête de lumière. Qui je crois accepte : la douleur de cette beauté.
Et devant cette table où je vivais aujourd'hui le passé où les trois moments de retour et de reprise se sont chevauchés, une colonne d'école disait : les choses vivent.