Publié le 09/21/2016 - 11:00
Un voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu’il se suffit à lui-même.
On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait.
-Nicolas Bouvier
le risque et le sujet
en mai 2014 je remets un essai comme exigence final d'un séminaire d’université
l'essai s'intitule «pourquoi l'école ne suffit pas et pourquoi je pars en voyage»
je reproduis ici le dernier paragraphe : « Je savais très bien dès le début de cette rédaction que je mentais. Pourquoi, alors, avoir persisté? Pour l'écriture salutaire. Parce que même si je me cassais les deux jambes demain matin et que je ne quittais plus jamais ma chambre, ma prise de parole dans les pages précédentes constitue une prise de pouvoir. L'écriture est en soi une forme de voyage. « Écrire, c'est exposer son corps/ comme un récif », écrivait une amie, citant Nicole Brossard. Partir ou écrire, peu importe : il s'agit d'advenir comme sujet dans le monde. À partir de ma condition de femme de surcroît, ce qui rend la « prise de » (parole, contrôle) plus difficile, mais aussi plus importante. Cet essai est un exercice de répartition du sensible. »
quel est le revers du risque?
le voyage et l'écriture sont à la fois
les lieux où les risques sont pris
et les lieux où j'adviens comme sujet.
liminarité et regain de sens
et puis je suis partie.
en avril 2016, je suis au Kirghizistan et je lutte contre le sentiment de l'absurde
dans un carnet, j'écris :« Il est revenu. Le sentiment d’absurde. Il n’y a pas d’endroit possible; je n’ai pas de place. Là, à pique-niquer dans un parc où personne ne pique-nique. Je ne parle pas la langue, je ne maîtrise pas les codes. Je suis là avec ma tête d’Occident assise sur une pelouse où personne ne s’assied. Je crois qu’on me tolère parce que j’ai de l’argent. Dans le seul parc de tout Karakol, je suis sale et assise par terre, alors que tout le monde est en vêtements du dimanche. La jeunesse de cette ville désolée est rassemblée autour de la fontaine, accompagnée de parents assis sur les bancs autour. Désolée, qui est désolée? C’est moi.
Plus tard, je mange des nouilles au marché. Elles sont froides, gélatineuses, très pimentées. C’est un plat dungan. Je lis sur le peuple dungan. J’essaie de créer le sens. Des enfants m’ont lancé des roches. Ils testent les limites. Je suis une étrangère. »
l’état de liminarité garantit-il un regain de sens?
il me semble plutôt que le voyage met en jeu le sens, il le confronte au réel
-et aux autres systèmes concurrents de sens -
au risque le perdre,
au risque de ne plus savoir dans quel sens se trouve le sens.
retour: comment faire face aux souvenirs de l’exil?
j’ai voyagé. j’ai beaucoup écrit. un jour, je suis rentrée… à la maison.
et à l’université.
j’ai décidé de suivre un cours sur les récits de voyage: « Assise dans une classe quelque chose en moi résiste. Est-ce la partie sauvage, untamable? The part that par confort harshly refuses to settle its own thought into anything that look like another thought. Une professeure nous encourage à « décider et réfléchir » sur « le but ou le focus » de notre propos, et je m’énerve. Peut-être est-ce précisément ce que j'évite: tirer des conclusions sur une expérience qui a arrêté d’être liminaire en glissant dans la quotidienneté, une quotidienneté pénible, inénarrable. La professeure continue: « pour le trouver, chercher ce qui vous a marqué »; je réponds qu’en cherchant une marque je ne trouve que celle de la fuite ou la marque d’une détresse sans objet ni témoin. Il est difficile d’y faire face: le voyage comme fuite, ces années d’exil pour lesquelles on m’admire étaient-elles en fait des successions de souffrance? Maintenant, la professeure discute des temps de verbe: « Passé composé, imparfait, présent ». Devrais-je plutôt écrire ‘mon voyage était une fuite’ ou ‘a été une fuite’? Il faudrait d’abord savoir si la fuite est accomplie ou inaccomplie. Suis-je toujours en fuite? Le premier choix est imparfait, et la fuite je la vois comme une faille qui me rend imparfaite. La fuite se termine-t-elle jamais, reste-t-elle imparfaite par son inaccomplissement, fuite inter-minée, inter-minable? Madame la professeure, si mes voyages sont un terrain miné, est-que je peux refuser d’y penser? Est-ce que j'ai le droit de composer mon passé? De rester au présent? »
parc-ex par exprès
j’ai continué le cours. on nous donne rendez-vous pour un voyage exploratoire dans le quartier parc-extension. j’observe. je commence par noter ce qui attire mon attention:
« 14h36. Sortant du nettoyeur, un homme. lunettes de soleil à montures blanches, complet blanc. Comme aux antilles.
« 14h38. Je suis adossée à une petite clôture devant un immeuble. Derrière moi, au deuxième étage, une fenêtre s'ouvre en grinçant. Un autre homme, dans sa maison. Il approche avec difficulté une boîte d'air climatisée à la fenêtre. La pousse par à-coups jusqu'au bord. Une dernière poussée et elle balance de l'autre côté. Un instant suspendu avant le fracas sur les pavés devant la maison. J'entends sa femme qui crie.
« 14h45. Là-haut, au troisième étage de ce bâtiment délabré, une petite affichette de café. Il a l’air très louche. Le genre pour les habitués seulement, où je ne mettrais jamais les pieds.
14h50 En marchant sur le trottoir, je remarque une camionnette blanche, visiblement une ancienne camionnette de police. Je m’approche, curieuse, et trouve des lettre pêle-mêle sur le banc passager, des dés en peluche sale pendant du rétroviseur. La bande jaune et bleue qui ceinture l’automobile est encore visible. Le blason gris, lui, a été décollé. Il ne reste plus que sa silhouette, mais cela fait aucun doute: c’est une camionnette de police mal dépolicée, remise en circulation. »
Puis, je relis, et je m’inquiète de ce que j’ai écrit. J’écris autre chose:
« Je pense à l'endogamie. C'est la différence que je pointe et souligne en écrivant. Je me perds dans les niveaux de réalité car qu'est-ce qui crée quoi et quel est l'effet d'écrire? En écrivant je réitère la différence. Je ne note pas ce que je connais. Je note ce que je remarque, ce qui sort de l'ordinaire. J'écris avec mes présupposés sur le quartier, j'écris pour repasser sur les traits du cliché. Quartier pauvre, quartier trash, quartier d'immigrants, quartier exotique.
Je pense à comment nous nous regroupons toujours avec le même, par sécurité.
Je pense à mon proprio grec, à qui je n'ai jamais demandé ce qui l'avait poussé à venir ici.
Je pense à mon ami Waqar dont je ne peux même pas prononcer le nom convenablement malgré la pratique.
Je pense au déracinement et à l'accueil. »
voyage des sens
on m’a fait fermer les yeux et j’ai été surprise de voir nombre de parallèles avec le voyage.
« Prendre l'avion comme dans perdre sa vision. Et atterrir avec le toucher, en découvrant tout une nouvelle fois. Dans le noir, tout est autre. Là-bas, codes, langues et visages nouveaux; ici, sons, odeurs et textures qui deviennent, tout à coup, remarquables (comme dans: visibles). Tout est nouveau, digne d'attention. Tout a les deux revers de l’étrange(r): fascinant et effrayant à la fois. Descendre la bordure du trottoir comme se lancer dans le vide. Renouvellement du rapport au monde.
Avoir les yeux fermés. Puis, les ouvrir. Comme dans rentrer chez soi. Mais rentrer chez soi comme en voyage; la première fois. On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Et se reconnecter avec le banal comme on retrouve une amante qui nous a manquée. Un monde se révèle. Est-ce que c'est le même? »
au sujet de la fiction
Quelle est la place de la fiction? Es-tu allée? Jusqu'où? As-tu gardé le billet?
«c'est ce qui ne se prend pas en photo qui nous marque vraiment», disais-tu en parlant de l'Inde.
L'Inde que je raconte est inracontable.
-Quand tu es allée en Inde, est-ce que...
-Je suis pas allé en Inde.
-Ah, oui ? Ton récit avait l'air tellement, tellement...
Drôle qu'on me dise: «attention aux répétitions» pour un récit basé sur une vie de répétitions. Encore là, je patauge dans la marge floue entre réalité et fiction. Sortir de l'expérience pour l'objectifier, la modeler afin qu'elle soit reçue par les autres, esthétiser, désobscurcir nos relations. Je résiste.
Puis, je fais un pas vers la fiction en écrivant au «elle»: un monde s'ouvre, excitant. Mais, dans mon récit, elle ne parle pas. Jamais. Pourquoi? Faire un voyage, on assume qu'il s'agit de se nouer avec les gens, de communiquer, de connecter. Pourtant, à la lueur des récits de solitude et d'incommunicabilité que j'écris, il me semble que le voyage est plutôt une ascèse qu'on fait pour soi, comme une épreuve. Il me semble que l'ailleurs consiste surtout en un lieu pour être seule et éloignée, avec notre tête et notre corps comme seuls alliés. Notre tête et notre corps, ceux avec qui on apprend à vivre plus étroitement encore lorsque coupés de tout ce qui d'habitude fait sens. Soie-seule, ses propres attributs comme seuls alliés alors qu'on est déprise enfin des formes que notre soie-pas-seule avaient dû prendre dans notre vie d'avant. Le voyage comme une marge indélébile: en marge de tout, en marge de sa propre identité, en marge de soi comme en marge des autres.
Ma cousine, partie six mois en l'arrachant de force à son quotidien, me dit: « comment t'as fait pour revenir? » Sans blaguer, je réponds: « j'ai pris l'avion. » Elle rit. Je comprends, maintenant. Je lui dis: «Pour toi, le voyage est comme des vacances. Moi, je suis rentrée comme on continue un voyage. J'ai soupesé mes envies: être ici, être là-bas, visiter telle amie ou telle autre. J'ai choisi mes racines à l'exubérance de l'étranger. Je m'étais, de toutes façons, asséchée de cette exubérance. Endurcie.»