Bruits d’archives nordiques – Noise in the Nordic Archives

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Titre : Bruits d’archives nordiques / Noise in the Nordic Archives
Norvège 2016 / 5 min. 07 sec. /Couleur et N & B /vidéo expérimentale.

 

 

Bruits d’archives nordiques—Noise in the Nordic Archives, par Danielle Raymond

Il y a quelques années, mon père avait jeté une boîte aux ordures. Intriguée par le contenu de celle-ci, j’y ai trouvé un projecteur, une caméra portative, une colleuse Hollywood pour pellicules, des bobines de film, des photos et quelques objets hétéroclites que j’ai récupérés et rangés. Puis un jour, retrouvant cette boîte par hasard, je me suis intéressée à comprendre le travail de symbolisation que ces objets conservés permettraient d’opérer. À l’époque, j’avais entrepris un projet de création vidéo intégrant certaines séquences de ces archives familiales, tout en ignorant où pourrait mener une telle entreprise. Je savais que les archives cinématographiques et photographiques, traces de divers événements familiers généralement captées par des amateurs, deviennent des souvenirs plus ou moins vivaces que l’on conserve pour soi. Pourtant, ces images singulières étaient liées à une certaine histoire, à des affects autobiographiques et, surtout, pourvues d’un regard et d’un choix esthétique bien subjectif, celui de mon père. Il exerçait le métier de photographe professionnel de mode pour le magasin Eaton établi à Montréal en 1925. Son travail consistait entre autres à la photographie publicitaire pour les journaux de l’époque tels que La Presse, The Gazette, The Montreal Star.

Pour l’artiste chercheure que je suis devenue, mes films de famille se sont transformés en archives et malgré leurs conditions d’entreposage inadéquat celles-ci s’étaient conservées, enroulées sur des bobines par petites séquences et surtout elles réactivaient des émotions et des impressions. L’intérêt pour les souvenirs, les archives et la mémoire est toujours présent. À cette époque, je voulais mettre en forme le moment précis lorsqu’un souvenir refait surface. Pour moi un souvenir rappelé à la mémoire est une image.

Ma pratique artistique consiste à réactiver des images d’archives cinématographiques familiales personnelles en des projections in situ. Dans mon travail d’artiste vidéographe, ce fut tout d’abord une intuition, une première tentative de tourner, au crépuscule, des projections de films de famille. Pour projeter des scènes dans ces espaces en extérieur, le bricolage d’un dispositif pouvant me permettre des déplacements in situ s’imposait. J’ai conçu un dispositif me permettant de projeter des images d’archives et de les capter simultanément par une caméra installée juste au-dessus du dispositif de projection. J’ai nommé ce dispositif bricolé le « diffuseur-capteur » (voir photographie). Ce dispositif m’a permis de superposer caméra et projecteur l’un au-dessus de l’autre. Grâce au genou articulé reliant les appareils, je pouvais contrôler le cadrage des images projetées, l’angle de la projection et de la captation ainsi que les mouvements de la caméra.

 
 Dispositif diffuseur-capteur, collection de l’artiste.

La projection comme dispositif de création et de projection est un des moyens par lequel mes vidéos d’archives vivent et revivent. Le milieu naturel comme le paysage devient l’écran qui reçoit les images anciennes. Il crée une puissance captivante dans la rencontre de deux strates temporelles. Comme si les mouvements du passé et du présent pouvaient coexister quasi simultanément à notre insu. Comme si ces images ne restaient pas prisonnières de la pellicule et qu’elles continuaient à communiquer.

J’effectue les tournages entre chien et loup, soit dans la période après le coucher du soleil, au tout début de la nuit. Cette qualité de pénombre qui dure, selon les saisons, de 30 à 60 minutes me permet de voir convenablement la projection des images d’archives et le détail du paysage autour.

Au début de mon exploration, avec les archives cinématographiques familiales, je recherchais des surfaces d’inscription pour les projections telles que les feuilles, le sable et le mobilier domestique. Je me suis mise à rechercher des endroits propices à la projection même dans mes déplacements et surtout lors de voyages. Avec un enthousiasme poétique, j’apportais mes archives familiales en vacances et cette idée insolite m’accompagne toujours dans mes déplacements. J’ai développé une manière différente d’aborder la vidéo et je crois avoir renouvelé à ma façon mon travail qui allie la curiosité de découvrir de nouveaux territoires tout en marquant symboliquement mon passage en projetant des archives personnelles dans les lieux visités. Des vidéos ont été tournées en extérieur dans quelques régions du Québec telles que la Mauricie, les Laurentides, L’Île-aux-Coudres, Laval et la Montérégie. D’autres vidéos ont été tournées en France lors d’un séjour au Studio national des arts contemporains, Le Fresnoy à Lille, et à Mestre en Italie.

Puis en 2016, j’ai eu la chance de partir pour un séjour de 6 mois de recherche-création en Norvège. Suite au concours lancé par M. Daniel Chartier titulaire de la Chaire de recherche sur l’Imaginaire du Nord, de l’hiver et de l’Arctique dans le cadre de la coopération entre cette Chaire, l’Université de Bergen et le Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises de l’Université du Québec à Montréal, mon projet Bruits d’archives nordiques / Noise in the Nordic Archives s’est réalisé.

L’Université de Bergen possède une collection spéciale de manuscrits, journaux, photographies et des cartes géographiques anciennes. Ce département est lui-même la continuité de l’ancien Musée de la Bibliothèque de Bergen fondée en 1825. J’ai découvert, dans cette collection d’archives précieuses, des photographies typiques de Bergen prises au courant du 19e et du début du 20e siècle. J’ai utilisé des copies de ces archives pour en reconstituer de courtes séquences vidéo que j’ai projetées sur différentes surfaces propices à révéler ces images anciennes. Cette exploration esthétique et poétique du paysage nordique renvoie aux caractéristiques de l’image mise en lumière telle que son évanescence comprise dans une esthétique de la disparition mais aussi des enjeux de la projection tel que le transport lumineux de l’image.

J’ai examiné un grand nombre d’images mais ce qui a attiré mon attention c’était les photographies de femmes qui lisent, les maisons de bois typiques de la ville de Bergen et ses activités de pêche. Les photographies de femmes qui lisent m’ont permis de constater l’ouverture et l’importance de l’éducation des femmes à cette époque. Les maisons de bois, typiques de la ville, sont toujours en bon état. La pêche est une activité encore très importante à Bergen. Au XIIe siècle la ville possédait un comptoir de commerce de pêche très prospère et faisait partie de la Ligue Hanséatique qui reliait la Norvège au reste de l’Europe.

À mon arrivée, j’étais un peu déçue du climat de la ville, je m’attendais à ce qu’il y ait des chutes de neige. Bergen est entourée de sept montagnes qui culminent sur le centre-ville. Ces montagnes retiennent les nuages et font que Bergen est la ville la plus chaude et la plus pluvieuse de la Norvège avec une moyenne de 275 mm de pluie par année. Pourtant la ville de Bergen est située au 60oN, disons à la hauteur d’Iqaluit au Québec. Je me suis intéressée alors aux montagnes. Les activités de plein-air en mer ou la marche en montagne sont les activités les plus valorisées par les Bergenois et ont contribué à ma connaissance géographique de la ville. J’ai appris à localiser les choses pour m’orienter et mémoriser les noms de lieux. J’ai marché sur les montagnes Fløyen au nord, Sandviksfjellet au nord-ouest et le mont Ulriken à l’est. Cette activité en montagne m’a permis d’apprécier le panorama et a influencé mon état d’âme. Mes déplacements en altitude ont constitué une formidable épreuve de concentration dans l’ici maintenant. En mars j’ai ressenti à Ulriken, la plus haute des montagnes à l’est de Bergen, un sentiment de calme et de paix et je retrouvais la sensation de l’hiver chez moi, le soir, après une chute de neige. L’air et l’humidité ambiante me rappelait le sud du Québec. J’avais aussi l’impression d’avancer dans le vide. Je n’avais qu’un rocher où accrocher mon regard. J’ai tenté de traduire dans la vidéo ce sentiment de vertige. J’ai fait corps avec la nature.

Voici un résumé des scénarii : pour la première séquence de la vidéo, j’ai projeté une série de photographies de femmes qui lisent. Les images sont projetées sur le dos d’une femme qui admire le paysage qui se déploie sous ses yeux. De façon soudaine, une porte dérobée s’ouvre un passant indifférent vaque à ses occupations.

La deuxième séquence montre des photographies de maisons de bois typiques de Bergen, des rues enneigées et des personnages qui déambulent. Les images sont projetées sur l’écorce d’un arbre au mystérieux parc Nygårdsparken.

La troisième séquence montre des images de paysages enneigés et du port de Bryggen projetées sur un couvert de neige au mont Ulriken. Les images s’étalent sur de la neige granuleuse et semblent être captives entre deux couches de cristaux de glace. L’aspect flou des images amplifient le sentiment de déséquilibre que j’ai ressenti à de telles altitudes.

La trame sonore de la vidéo est composée de sons ambiants de la ville, du bruit de la circulation, du chant des oiseaux dans les parcs, de la pluie et de l’eau qui ruisselle dans les rues pendant mes longues promenades dans la ville.