Il ne faut pas s'oublier

Auteur·e de la fiche: 
Extrait, citation ou résumé: 

En dehors

 

You can go your own way,

Go your own way,

You can call it another lonely day.

- Fleetwood Mac, “Go Your Own Way”, Rumours

 

Quand j’ai quitté mon appartement et que je suis retournée vivre chez mes parents pour une semaine, après ma rupture avec mon copain, j’avais l’impression d’être en pèlerinage. Je retournais dans la maison de mon enfance, je faisais un retour, mais ce n’était pas la destination qui déterminait mon voyage : c’était mon état d’esprit. Il y a une différence entre faire un pèlerinage et être en pèlerinage[1]. On fait un pèlerinage vers Lourdes, on fait le chemin de Compostelle, on va à la Mecque. Être en pèlerinage est différent. Cela ne nécessite pas de destination, ni de retour. On peut être ne pèlerinage, et partir sans jamais revenir. Être en pèlerinage ne serait pas une destination, mais plutôt un état d’esprit, un état de cœur, une disposition. Être en pèlerinage, c’est un voyage intérieur.

 

On peut marcher, quand on est en pèlerinage. Il y a d’autres choses à faire, bien sûr, on ne pèlerine pas qu’en marchant, mais on peut marcher si on veut, si on se rappelle qu’on ne marche pas vers, mais qu’on marche avec. Les chrétiens diraient « marcher avec Dieu[2] », mais je ne suis pas chrétienne. Je ne marchais pas vers Dieu. Je crois que je marchais vers ma guérison. Je marchais vers celle que j’étais avant, quand j’allais bien. Je marchais vers celle que j’allais être, une fois rétablie.

 

J’ai pris une marche, la deuxième journée passée chez mes parents. Je suis allée au Parc Montcalm, où j’allais jouer quand j’étais petite. Je me suis assise dans les estrades à côté du terrain de soccer. J’ai grimpé dans les modules. J’étais seule dans le parc. Je n’avais jamais réussi à grimper jusqu’au sommet du module, avant, parce que j’avais trop peur. J’ai toujours eu le vertige, mais ce jour-là, j’ai réussi. Je me suis assise sur le sommet du module et j’ai serré mon manteau autour de moi pour me protéger du vent. On était le 11 décembre, et il n’y avait pas de neige. Je ne pensais à rien. J’avais pris une marche, et mon esprit s’était vidé. Je ne savais plus qui j’étais, vraiment, et qui j’allais devenir. Tout ce que je savais, c’est que je partais en voyage. En redécouverte des endroits de mon enfance, en redécouverte de moi-même. J’étais en train de redéfinir le lien qui m’unissait aux lieux de ma jeunesse, cette banlieue que j’avais si longtemps voulu fuir. Désormais, la maison de mes parents était mon havre, mon endroit de paix, de solitude, de recueillement. Il avait fallu que je parte si loin, que je me fasse si mal pour être capable de revenir.

 

Pourtant, revenir chez mes parents n’était pas un retour en arrière. Je ne pouvais pas redevenir une enfant, je ne pouvais plus avancer ; j’étais entre les deux. Entre mon enfance heureuse et la paix que je croyais pouvoir trouver dans le futur. Le mouvement de la marche avait ouvert un espace en moi, ouvert une possibilité, une disponibilité au monde et aux expériences. J’ai passé toute ma maîtrise à lire Bachelard, de Certeau et Merleau-Ponty, parce que je suis rapidement devenue fascinée par cette idée de la marche comme « pratique spatialisante[3] », comme condition à la disponibilité, à l’existence dans la ville, dans le territoire, dans la société. Marcher, je m’en doutais déjà, n’est jamais banal. Marcher ouvre les possibilités du territoire, de la vie. L’espace « est animé par l’ensemble des mouvements qui s’y déploient.[4] » La marche, chez mes parents, avait animé mon espace, avait ouvert la possibilité de ma guérison émotive, psychologique et spirituelle.

 

Il y avait, dans ma marche, quelque chose de sacré. Quelque chose de spécial. En marchant, je me dépouillais. Je me fatiguais, je m’épuisais, mais je perdais aussi mes couleurs. Je m’affadissais, lentement. Je me transformais, sans le percevoir directement. En marchant, j’entrais dans un état liminaire, un état de dépouillement où je devais me défaire de tous mes poids morts, de tout ce qui m’empêchait d’avancer. Me défaire de mon identité, aussi. Me défaire de tout ce qui me tuait lentement. Me défaire de moi.

 

Chez mes parents, mon endroit liminaire était marqué par le communitas, en tant que moment de camaraderie[5], d’une manière toute différente que celle qu’entendait Turner. Bien sûr, j’avais mes parents pour m’aider, pour m’écouter, mais ils ne faisaient pas partie intégrante de mon état liminaire. Je vivais bel et bien un « moment dans le temps et hors du temps[6] », mais ce que j’y retrouvais, c’était une communion avec moi-même. Toute la déconstruction, toute la destruction des limites, des grades, des hiérarchies se déroulait à l’intérieur de moi-même. Mes pensées perdaient leur importance. Le travail, les responsabilités, les apparences devenaient non plus des réalités qui régissaient ma vie, mais de simples pensées qui n’avaient soudainement pas plus d’importance que ce que j’allais manger pour dîner, ou ce que je pourrais porter ce jour-là. Je me dépouillais de mes jugements, de ma tendance très néfaste à me critiquer moi-même, à remettre en doute toutes mes actions, toutes mes émotions, à filtrer ce que je laissais transparaître, à me censurer moi-même. Parce que je me censurais tout le temps. Dans mon était liminaire, je n’avais plus besoin de le faire. Il n’y avait plus personne pour me juger. Turner écrivait : « C’est comme si [les personnes liminaires] étaient réduites ou rabaissées à une condition uniforme pour être refaçonnées à nouveau et dotées de pouvoir supplémentaires[7] ». Celle que j’étais avait désormais disparu, j’étais en train de me perdre moi-même pour mieux me reconstruire.

 

Si je marchais autant, je le vois maintenant, c’est parce que dans ma pratique, la création et le voyage ne peuvent se déployer simultanément. Je n’arrive pas à écrire, quand je suis en voyage. Le voyage est plutôt cet espace liminaire où je me dépouille pour mieux absorber tout ce que le voyage a à m’offrir. Le voyage est cet espace d’entre-deux où les émotions me submergent, où je m’imprègne de tout ce qui m’entoure. Après coup, lors du retour, lors de la « réagrégation[8] » de mon être, l’écriture redevient possible. Le dessin aussi. J’y reviendrai, parce que ce n’est pas encore le temps d’en parler.  Chaque chose en son temps.

 

En dedans

 

Don’t let it bring you down

It’s only castles burning

Find someone who’s turning

And you will come around

- Neil Young, “Don’t Let It Bring You Down”, After the Gold Rush

 

Les premiers jours, je n’arrivais pas à sortir du lit. Je restais allongée toute seule, à regarder par la fenêtre, sans penser à rien parce que je n’avais le goût de rien. J’avais besoin d’aide pour réfléchir, d’aide pour structurer ma pensée et, je croyais, structurer ma vie. Alors, j’ai commencé à faire des listes. Je me donnais comme objectif de trouver, avant de me lever, trois choses que j’avais envie de faire ce jour-là. Trois petites choses que j’avais vraiment envie de faire, pas des tâches que je me serais forcée à accomplir ou des choses que je me serais sentie obligée de faire. Trois petites choses pour me donner le goût de me lever. Le premier jour, je me suis fait un café, j’ai lu un magazine et j’ai écouté un documentaire à Canal D. Le deuxième jour, je me suis fait un thé noir, j’ai pris un bain, et j’ai pris une marche. Je commençais à comprendre, sans le savoir, que « la liste [est] puissance de vie[9] », et qu’elle allait me permettre de remettre la mienne en ordre.

 

J’écrivais des listes parce qu’elles me permettaient de baliser mon existence, et surtout de m’extraire de mes pensées. « L’écriture fragmente le flux oral, elle le spatialise et le découpe. […] La liste exploite largement cette puissance d’objectivation.[10] » En me dressant une liste de choses à faire, je pouvais retourner à celle-ci chaque fois que je sentais mon esprit dérailler dans la déprime pour me trouver une nouvelle chose à accomplir, mais je pouvais aussi je pouvais aussi m’extraire de mes pensées noires et me reconnecter avec mon corps, ses besoins, ses envies, ses manques. La liste me permettait aussi de mieux comprendre et cerner mes émotions, de mieux gérer cette expérience déstabilisante et déprimante qu’était ma rupture en instaurant dans ma vie un nouveau cadre, de nouvelles balises. Rapidement, mes listes devinrent plurielles et je ne me limitais plus à des listes de choses à faire ; je faisais des listes d’émotions, des listes de crises de larmes, des listes de choses à acheter à l’épicerie, des listes de chansons à écouter, des listes d’amis à appeler, des listes de lieux à parcourir à pieds pendant mon séjour. La liste me permettait d’organiser le désordre total qui aurait autrement dominé ma vie.

 

La liste me permettait de vivre dans mon corps, et d’être dans la non-réflexion. Elle devenait, ainsi une sorte de méditation contemplative. Le Tao-Tö King dit : « Plus on va loin / moins on connait. / Le saint connaît sans voyager, / comprend sans regarder, / accomplit sans agir. [11] » Pour moi, l’accomplissement était strictement intellectuel, et accomplir sans agir, sans sombrer dans le tumulte de mes pensées, me réconfortait. Accomplir sans en avoir l’impression. Accomplir dans l’attention, dans la patience, dans la tranquillité. J’avais besoin de tranquillité, j’avais besoin de quiétude et de faire taire mon esprit. J’avais besoin de ne penser à rien, mis à part à regarder des enquêtes paranormales à la télévision ou à aller faire bouillir de l’eau pour me faire une nouvelle infusion de thé. Dans ces petites activités de la vie quotidienne, ces petites activités vides qui m’évitaient de m’enliser dans mes idées noires et mes problèmes, je voulais me faire sainte au sens ou l’entendait Lao-Tseu, je voulais éviter d’agir. « Qui agit échoue / qui retient perd. »[12] En ne faisant rien, je ne pouvais pas échouer ; en laissant tout me quitter, je ne pouvais rien perdre. De plus, en écrivant des listes, j’avais l’impression de faire quelque chose, tout de même. Une liste n’est pas banale, après tout. Loin de là. « Une liste est […] agissante.[13] » L’écriture de petites listes me conférait un certain sentiment d’accomplissement ; physiquement, je n’avais peut-être rien fait d’autre que sommeiller et écouter la télévision, mais, au moins, j’avais un peu écrit. J’avais écrit une liste.

 

La liste devenait ma méditation quotidienne, et bien plus encore. Au-delà de sa capacité de cohésion, ou de la détente qu’elle me procurait, la liste devenait dans ma vie quelque chose de sacré, à laquelle je me consacrais avec attention, douceur et soin. « Quoique vous fassiez, » écrit Osho, « faites-le avec une profonde vigilance ; alors même les petites choses deviennent sacrées.[14] » La liste pour moi n’était pas qu’une expérience d’ordination mentale ; elle était sacrée, elle était précieuse, et je la pratiquais avec la plus grande générosité, avec le plus grand abandon, dans une vigilance complète, dans un amour sans retenue.

 

La liste contribuait à cette communion que j’avais déjà entamée avec mon âme. Je la pratiquais comme une méditation, avec attention, avec douceur, avec patience. C’était devenu mon petit rituel ; faire une liste le matin – de choses à faire – et une liste le soir – de choses que j’avais appréciées dans ma journée. Mon amie Michelle appelait ça « to count your blessings ». J’en faisais une habitude, un rituel, pour me réconforter, pour me convaincre que j’avais encore plein de belles choses autour de moi auxquelles me rattacher. « Les rituels, en ordonnant le réel, favorisent ce passage. Ils sont, pour peu qu'on en ait conscience, les chemins privilégiés de la communion.[15] » Une petite liste de choses à faire, de choses à voir, de choses à dire, même, ouvrait ainsi une porte sur mon âme, et sur ma connaissance de moi-même.

 

Je réalise aujourd’hui que la forme de la liste est celle qui sied le mieux à l’expérience de guérison que j’ai vécue chez mes parents. Après tout, la liste est une forme qui, bien qu’elle ne soit pas complètement désarticulée par rapport à celui ou celle qui l’écrit, demeure « un texte dont le producteur ou auteur s’est retiré[16] ». Et retirée, je l’étais. Retirée de ma vie quotidienne, retirée de Montréal, de mes responsabilités, de mon esprit tourmenté. Esprit qui devenait de plus en plus clair, de plus en plus serein, à force des listes, à force du repos.

 

La liste était aussi mon seul moyen de créer pendant mon voyage, un moyen qui ne demandait que peu de concentration, que peu de puissance créatrice et se conciliait plus facilement avec mon état d’entre-deux et d’ouverture complète et totale aux expériences. Mes listes pouvaient facilement s’adapter à mon état d’esprit, et en tant que forme créative que je ne considérais pas comme étant artistique, elle n’était pas sujette aux mêmes jugements auxquels je soumettais le reste de mes écrits. Je venais de découvrir que la liste était la forme parfaite d’écriture pour mes voyages ; flexible, différente de mon écriture habituelle, facilement adaptable à mes activités quotidiennes et à mon état d’esprit.

 

Rapidement, les listes firent aussi place aux prières. Je ne les abandonnai pas pour autant, mais elles se greffèrent à ma pratique des listes comme une seconde peau. Comme si ça allait de soi. Je ne suis pas chrétienne, il me semble l’avoir déjà mentionné. Quand j’ai commencé à prier, ce n’était pas dirigé vers Dieu. En ce sens, ce que je faisais ressemblait bien plus à un mantra, bien que je ne sois pas hindouiste non plus. En fait, je me définirais comme un hybride. Je puise dans toutes les croyances parce que je suis ouverte à toutes les expériences, mais surtout parce que je suis constamment à la rechercher de nouvelles idées pouvant m’aider, quotidiennement, me faire cheminer et m’aider à faire face à toutes les difficultés qui peuvent traverser mon existence.

 

J’ai commencé à prier parce que je n’arrivais pas à dormir, la nuit. L’anxiété se faisait plus forte une fois que j’étais seule dans le lit installé pour les invités dans le sous-sol de mes parents. Alors, j’enserrais un oreiller de toutes mes forces et je commençais à prier. Je me répétais des petites phrases en boucle, pour me réconforter, pour me donner de la force, pour, comme les listes, empêcher mon énergie de se dissiper. Laurence Lambin-Gagnon écrit, dans son mémoire :

 

Le réflexe de ma pensée est de fragmenter le monde pour mieux le comprendre, pour mieux le réfléchir. Mais en elle-même, cette fragmentation crée des limites entre lesquelles se trouvent des espaces sans fin. Entre les mesures, entre les fragments, il y a tout ce vide qu'il me faut bien essayer de combler d'une manière ou d'une autre. Les rituels, comme les mathématiques ou la poésie, me servent (comme ils servent à d'autres) à combler les vides.[17]

 

Je priais avec la même idée en tête : combler les vides. La prière agissait comme une colle, comme un agent de cohésion dans ma vie désormais tellement décousue. Ma prière, comme ma marche, n’avait pas de but, mais simplement une attention, une détresse qui concentrait mon énergie. « Il ne faut pas […] prier pour demander le calme, la sérénité, » disait Claude Durix dans Zen, éternel pèlerinage, « peut-être qu’il vaut mieux prier sans but, pour se mettre en présence de […] cet infini sans paroles[18] ». Je ne priais pas pour guérir. Je ne posais pas de questions, je n’attendais pas de réponses ; je priais parce qu’en parlant, en me parlant, je me sentais vivante. Je priais pour passer le temps, sans rien espérer, simplement parce que le son de ma propre voix me calmait. Je priais pour le moment présent, pour m’empêcher d’éclater ici, maintenant, sans penser à ce qui viendrait ensuite et c’est dans cet abandon total au moment présent que j’ai réussi à trouver, sans les avoir demandées, des solutions à long terme.

 

J’avais déjà compris que ma guérison viendrait de moi-même. En m’étant retirée du monde, en étant retournée chez mes parents, je m’étais imposé un repos physique et psychologique qui me permettait non pas de refaire mes forces pour continuer à chercher des réponses à l’extérieur, mais bien d’être simplement plus attentive à ma force intérieure. « Vous êtes cette question vivante, et vous êtes en même temps cette réponse, à condition que vous acceptiez […] la réalité d’une non-réponse.[19] » Parce qu’il n’y a pas de solution miracle. Parce qu’il n’y a pas de guérison totale. La pente se remonte un pas à la fois. J’ai perdu du temps, je crois, à attendre une solution qui règlerait tout à la fois. Une fois que j’ai compris que cette solution n’arriverait jamais, j’ai su lâcher prise et prendre soin de moi. J’ai su accepter que la tristesse soit un état normal de la vie, que la fatigue soit humaine, que la faiblesse existe en chacun d’entre nous. La faiblesse, et la force de s’en remettre. J’étais la réponse, la non-réponse. Il fallait que j’en prenne conscience. « Quand vous irez à l’intérieur, vous parviendrez à la lumière sans source. Dans cette lumière, pour la première fois, vous commencerez à vous comprendre vous-même, à comprendre qui vous êtes parce que vous êtes cette lumière.[20] »

 

Dans l’attention la plus pure, dans la méditation la plus transparente, j’ai pu constater que je savais, d’instinct, comment me soigner. J’ai pu prendre conscience de toute la force qui se cachait en moi, de toute la bonté que je possédais encore, envers les autres, et envers moi-même. La méditation m’a menée à voyager jusqu’à cette force, et quand j’y suis arrivée, je savais comment m’en servir pour me faire du bien.

 

À force de marche, j’aurai soigné mon corps ; à force de prières, j’aurai calmé mon esprit. Au bout d’une semaine de douceur, d’attention, je rentrai à Montréal et repris le cours le mon existence, portant en moi les traces de cette guérison, une force plus manifeste et une connaissance accrue de moi-même.

 

Après coup

 

I’m going to paint my picture

Paint myself with blue and red and black and grey

All of the beautiful colors are very, very meaningful

- Counting Crows, “Mr. Jones”, August and Everything After

 

Quand j’ai décidé de revisiter mon pèlerinage chez mes parents, j’ai voulu le faire avec le dessin. J’ai commencé à dessiner la maison de mes parents à partir de souvenirs. Il me semblait important de travailler non pas à partir de références réelles, mais bien uniquement avec mes souvenirs, ne serait-ce que pour leur charge émotive. « Le meilleur dessin est celui qui aura sur conserver ce caractère d’évidence qu’à la réalité quand elle se déploie devant nos yeux.[21] » Mes émotions étant mon évidence, j’en ai déduit que mon dessin en deviendrait d’autant plus impressionniste, à la fois imprécis et proche de mes émotions. Dans le dessin, je voyais aussi un moyen de me sortir de mes habitudes de création, mon médium de prédilection était l’écriture et la poésie.

 

En dessinant, la manière dont je percevais mon environnement. Je devenais plus attentive aux lignes de force dans le paysage, à la perspective, aux ombrages. J’ai l’impression aujourd’hui d’habiter l’espace différemment, grâce au dessin. Je marche en regardant vers le ciel au lieu de regarder mes pieds, pour mieux voir comment la cime des édifices semble frôler le ciel. Je prends le temps de marcher comme il faut, d’un bon pas, ni trop lent, ni trop rapide, et surtout d’un pas qui est le mien. Ma sœur me dit toujours que je marche trop lentement ; à tout coup je lui réponds que c’est elle qui ne prend pas le temps de marcher comme il faut. « Le voyageur peut avoir tendance à marcher trop vite », écrit Anne le Maître. C’est dans ces cas-là que « partir avec un carnet de dessins, c’est s’en remettre aux choses pour déterminer le rythme même de sa progression[22] ». Dessiner est devenu pour moi plus qu’une pratique ; c’est devenu un mode de vie.

 

Je ne sais pas si j’aurais pu dessiner en voyage. Je n’aurais sans doute pas pu prendre le temps de le faire, même si j’avais voulu. Je n’étais pas dans un état d’esprit approprié pour la création. J’étais dans un état d’émerveillement. J’absorbais pour mieux créer en revenant. C’est ce que j’ai fait. Je pense que c’est peut-être le processus qui me sied le mieux ; l’acceptation, le laisser-aller. Je n’arrive pas à créer en voyage, pas à la hauteur de mes attentes. C’est peut-être simplement comme ça que les choses doivent être, dans mon cas. Je dois créer en revenant. Voyager pour créer, pour dessiner, pour écrire. Et créer en revenant.

 

Le dessin pour moi était un moment de contemplation et de lenteur quasi sacré. Le mouvement de ma main, le mouvement de mes doigts, la patience dont je devais faire preuve dans mon élaboration de mes divers croquis s’approchaient d’une vigilance contemplative et méditative. « Il y a dans l’aquarelle quelque chose de zen, une façon concentrée de faire silence, de se laisser emplir par les choses, de délaisser le sentiment au profit de la sensation[23] » écrit Anne Le Maître, et même sans peinture, mes croquis me semblaient répondre à cette identité du fait artistique. Le dessin n’était plus qu’un simple moyen d’expression, mais bien une forme d’art sacrée et transcendante. Dans le mouvement de mon bras, de mon poignet, de ma main sur la feuille de papier, j’apprenais à prendre mon temps. Véronique l’a dit pendant notre oral ; dessiner, c’est prendre une pause. Apprendre le croquis, pour moi, refaire mes croquis, les calquer, les retravailler au propre m’apprenait à cultiver la lenteur et la patience. Toutes choses prennent du temps. Toutes choses méritent qu’on leur accorder un temps. Je l’ai compris en dessinant

 

Dessiner me venait naturellement, mais je devais constamment lutter, dans ma nouvelle pratique, contre mes propres jugements. J’avais une tendance certaine à dévaloriser mon travail. Pour dessiner, il me fallait faire taire ces pensées, et ainsi le dessin devenait, dans mon expérience, une sorte de méditation où les pensées sont observées et constatées, mais jamais jugées. On voit, et on laisse être. On comprend, et on laisse partir. Ainsi, il y avait pour moi, dans la pratique du dessin, une forme de destruction des hiérarchies cognitives, des pensées dominantes, et ainsi une continuité par rapport à mon projet d’acceptation de moi-même, de voyage du mal-être vers l’acceptation et le non-jugement. Mes dessins, je les trouvais laids, mais j’ai su persévérer et voir, à travers ces quelques croquis ténus et friables, poindre ma petite touche personnelle, poindre ma voix et ma sensibilité. Poindre ma propre personne. Le dessin, comme moyen de rétrospective, constituait donc la parfaite conclusion de ma démarche, et terminait ce voyage que j’avais déjà entamé vers ma propre personne.

 

La guérison, je l’ai déjà dit, venait de moi. Dans le dessin, j’y avais aussi accès, parce que le dessin venait lui aussi de moi. Mon style de dessin m’appartient. Il ne ressemble à aucun autre. À travers le dessin, je me suis retrouvée moi-même. J’ai pu constater la force dont j’ai fait preuve pour traverser cette époque difficile de l’hiver dernier, et reconnaître en moi les traces de cette force aujourd’hui, dans ma persistance à explorer une nouvelle pratique dans le cadre d’un travail universitaire, dans mon courage d’aborder publiquement une nouvelle forme et de l’assumer. J’ai su atteindre « cet état de vacances de l’âme dans le silence de laquelle la présence divine a une chance de se révéler.[24] »

 

Je ne savais pas, avant ce matin, avant mon oral, comment conclure mon essai. Ma grand-mère est décédée dimanche dernier, j’ai passé la semaine à aider ma mère à organiser les funérailles. Je n’ai pas touché à mon travail, ni à mon exposé, depuis jeudi dernier, et ce matin, quand je me suis pointée pour faire mon oral, j’ai compris, vraiment, ce que voulait dire laisser-aller. Je n’ai jamais été aussi peu préparée pour parler en public, ni aussi peu nerveuse de le faire. J’ai l’impression, ce matin, d’avoir parlé avec mon cœur, avec mon âme. Alors, j’ai compris que j’y étais arrivée. Que c’était la fin du pèlerinage.

 

Je sens que je suis vraiment arrivée au centre de mon cœur. C’est de là que je vous parle ; des tréfonds de ma sensibilité, avec un sentiment d’acceptation, de non-jugement, de liberté, avec une volonté de partage, une volonté d’ouverture. Je suis arrivée, parce que j’ai marché sans demander où j’allais, parce que j’ai prié sans demander de réponses. Ça m’a mené au plus profond de moi-même. Ça m’a mené au centre de mon âme.

 

Je vous remercie pour l’écoute, pour la gentillesse, pour la compréhension. Merci d’avoir permis ce partage. Et si vous vous retrouvez, un jour, dans un état de détresse se rapprochant de celui que j’ai pu vivre l’an dernier, n’oubliez pas la force de ce qu’on peut oublier, et qui se cache néanmoins à l’intérieur de soi. Au centre de l’âme.




[1] Anselm Grün, Pèlerins : pour une théologie de la marche, Montréal, Médiaspaul, 2011, p. 42

[2] Frère John de Taizé, Le chemin de Dieu : étude biblique sur la foi comme pèlerinage, Cluny, Presses de Taizé, 1983, p. 28

[3] Michel de Certeau, L’invention du quotidien, tome 1 : Arts de faire, Paris, 10/18, 1980, p. 213

[4] Id., p. 209

[5] Victor W. Turner, Le phénomène rituel : structure et contre-structure, Paris, PUF, 1990, p. 97

[6] Ibid.

[7] Id., p. 96

[8] Id., p. 102

[9] Bernard Sève, De haut en bas : philosophie des listes, Paris, Seuil, 2010, p. 103

[10] Id., p. 23

[11] Lao-Tseu, Tao-Tö King, Paris, Gallimard, coll. « Imaginaire de l’Orient », 1967, p. 85

[12] Id., p. 10

[13] Bernard Sève, op. cit., p. 65 

[14] Osho, Qu’est-ce que la méditation?, Paris, Accarias-L’Originel, 2005, p. 17

[15] Laurence Lambin-Gagnon, Ohenro, récit de pèlerinage, suivi de Journal de la pensée, mémoire de maîtrise en études littéraires, Montréal, UQÀM, 2015, p. 110

[16] Bernard Sève, op. cit., p. 88

[17] Laurence Lambin-Gagnon, op. cit., p. 106

[18] Claude Durix, Zen, éternel pèlerinage, Paris, G.Trédaniel, 1990, p. 43

[19] Id., p. 169

[20] Osho, op. cit., p. 25

[21] Anne Le Maître, Les bonheurs de l’aquarelle, Paris, Transboréal, coll. « Petite philosophie du voyage », 2013, p. 55

[22] Op. cit., p. 18

[23] Id., p. 55

[24] Op. cit., p. 56