États d'ouverture en voyage et en recherche création

Auteur·e de la fiche: 
Extrait, citation ou résumé: 

1.      L’inconnu et le miraculeux

            Un lien que je peux certainement effectuer entre mon travail de création et celui des voyages faits est cet étonnement constant que j’ai en regard des événements imprévus, des découvertes qui surgissent de l’inconnu et parfois aussi des moments miraculeux. Je tiens à clarifier ceci : cette remarque n’est pas originale, elle est commune à tous ceux qui ont voyagé et qui ont su faire preuve d’une ouverture assez grande pour leur permettre d’être attentifs aux joyeux hasards, aux concours de circonstances. Je suis aussi souvent étonné devant l’évolution d’un voyage ou d’un texte; devant des lignes de mots que je n’avais pas planifiées; devant des rencontres que je n’avais pas organisées. J’associe cet état d’étonnement à une prédisposition à accueillir le « miraculeux ». Dans le Dictionnaire historique de la langue française de l’édition Robert, il y a une définition du mot « miracle » qui me plaît particulièrement. Ce terme provient du mot latin « miraculum, dérivé, par l’intermédiaire de mirari, ‘‘s’étonner ’’ (admirer, mirer), de mirus  ‘‘ étonnant, étrange, merveilleux1’’ ». Être en état d’étonnement et d’admiration, ce qui m’arrive souvent en voyage, c’est aussi, d’une certaine façon, une manière de m’offrir la possibilité de déceler les miracles petits et grands que je croise et qui me traversent. Je ne suis pas à la recherche du miraculeux, je tente de rester disponible à son éventualité. Il faut y être très attentif parce que c’est assez rare qu’il se produise. J’espère ne pas me tromper, ou ne pas mal définir le mot miraculeux en disant aussi que selon moi, les moments miraculeux influencent mon existence en les vivant et en me les remémorant. Ils sont tout aussi importants et totalement subjectifs. Ils peuvent être tout aussi banals que ce qui se déroule dans les histoires que nous donne à lire Philippe Delerm notamment dans La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules. De plus, les échecs rencontrés sur les chemins de la création et des voyages sont des expériences qui sont vécues plus facilement si on reste dans une position d’ouverture. Ils permettent selon moi de s’engager plus facilement sur la route et les détours de l’inconnu. C’est certainement ce qui me motive à recommencer l’acte d’écriture et à retourner sur la voie de l’inconnu des voyages. Il est impératif de se faire un plan, mais il est aussi impératif de le défaire, parce que parfois la vie s’en charge bien naturellement.

 

2.      État de liminarité en recherche et création. Les voies de l’inconnu.

            Au moment où j’ai entamé mon processus de recherche et création dans le cadre du groupe de recherche de récits de voyage, j’étais obsédé par le « sorry book », et par les lettres d’excuses qu’il contenait. J’avais consulté ce document durant une visite du Ayers Rock Cultural Center situé dans la région centrale de l’Australie. Plusieurs touristes avaient envoyé ces lettres au centre culturel afin de demander pardon au peuple aborigène Anangu d’avoir usurpé un peu de leur territoire, ce qui dans plusieurs cas avait résulté, au retour de leur voyage, à de nombreux événements malchanceux. J’avais envie de m’inspirer de ces lettres pour créer mon propre « sorry book ». En fait, ce qui m’intéressait dans ce « sorry book » était le fait que la plupart de ces lettres faisaient état d’un ratage, elles parlent d’une forme de retour de voyage raté, de séries d’échecs encourus par des touristes qui avaient volé des roches sacrées et qui étaient victimes de malchances à répétition. En écrivant ces lettres et en demandant de replacer les roches volées sur leur lieu d’origine, certains de ces touristes espéraient en quelque sorte un miracle. Ils espéraient que cesse leur malchance en réparant leur acte fautif.

 

            Au cours des derniers mois, mon projet de recherche s’est modifié grâce à l’apport artographique de mes collègues. Je me permets de paraphraser Rita L. Irwin pour affirmer que j’ai tenté d’évoluer dans mes recherches en me questionnant et en questionnant les autres, en tentant d’effectuer une action performative, en analysant le tout pour ensuite recommencer le processus2. Ayant eu la chance de collaborer de manière plus étroite avec Maxime Boutin, un artiste conceptuel et doctorant en études et pratiques des arts, j’ai eu l’impression de m’engager dans un type de réflexion qui me sortait de ma zone de confort.  

 

[l]a première période (de séparation) comprend un comportement symbolique qui signifie le détachement de l’individu ou du groupe par rapport soit à un point fixe antérieur dans la structure sociale, soit dans un ensemble de conditions culturelles (un ‘‘état’’), soit aux deux à la fois3.

 

En toute sincérité, mes recherches et créations ont donc été influencées par mes collègues qui m’ont souvent éclairé sur le chemin de l’acte d’écrire durant les derniers mois. J’aimerais citer ici Jean Lancri qui écrit dans un article intitulé « Comment la nuit travaille en étoile et pourquoi » : « Dans une telle recherche, la part de l’autre se révèle donc primordiale. En voici un autre aspect : l’accès à l’objet d’études de chacun se détermine dans le détour par l’autre […]4. » Cet extrait du texte de Lancri montre bien comment ce détour par l’autre et cette forme de liminarité m’ont aidé à avancer dans mes recherches et d’effectuer des découvertes inattendues.

 

            L’idée d’orienter ma recherche sur les sentiers de l’inconnu et le miraculeux m’est venue en découvrant le travail de Bas Jan Ader, un artiste dont m’a parlé mon collègue Maxime Boutin. Bas Jan Ader est un artiste néerlandais disparu en mer en 1975 durant une performance artistique. Cette performance consistait à être la deuxième partie d’un triptyque intitulé In Search of the Miraculous. Dans cette performance, il a tenté de traverser seul l’océan Atlantique. Comme si le défi n’était pas assez grand, il a tenté également de battre le record de la traversée de l’océan Atlantique faite dans la plus petite embarcation. La première partie du triptyque consistait à errer dans la ville de Los Angeles. Son épouse, l’artiste Mary Sue Anderson l’a photographié durant cette première partie de la performance. Elle a photographié une dernière fois Bas Jan Ader à bord de son petit voilier, en partance de la côte du Massachusetts. Elle devait compléter le triptyque en photographiant Bas Jan Ader en errance aux Pays-Bas, mais le projet de l’artiste a été interrompu.

 

            Bas Jan Ader s’est inspiré du titre d’un livre de Peter Ouspensky, un mathématicien et ésotériste russe. L’année du décès d’Ouspensky, on a publié le livre à titre posthume intitulé In search of the Miraculous. J’ai trouvé dans ce livre une façon qui me permet de définir un peu mieux le miraculeux. Peter Ouspensky écrit que le miraculeux est très difficile à définir. Je suis en accord avec cette idée. Selon Peter Ouspensky, le miraculeux permet d’aller à la rencontre de réalités nouvelles et d’entrer dans une zone d’inconnu. Le miraculeux serait donc issu d’une rencontre avec de nouvelles réalités.

 

3.      L’échec en voyage et en création. Ouverture et recommencement.

            Quand je suis en voyage, je tente d’être attentif à ce qui relève du miraculeux. Je tente de profiter d’un événement qui tourne mal ou qui ne se produit pas comme prévu afin de m’ouvrir à l’imprévu, de m’ouvrir à la possibilité de nouvelles rencontres, de tracer de nouveaux chemins. J’essaie de toujours trouver du positif dans ce qui relève de l’échec. Paradoxalement, le miraculeux se produit sans le chercher et souvent quand je rencontre l’échec sur le chemin que j’avais tracé. L’échec me motive à aller vers l’autre. Aller vers l’autre est aussi une tentative, comme l’écrit René Lapierre, de faire peu de cas de soi. 

 

Faire peu de cas de soi, c’est le vœu de pauvreté de l’écrivain. Et cette pauvreté est nécessaire, encore qu’elle n’ait pas à se traduire en sècheresse, en dureté; et certes elle implique un rapport au langage et à l’identité. […] L’idée c’est de ne pas devenir indifférent. De faire un pas à côté, un petit bon à côté de soi5.

 

Je n’arrive que difficilement à faire peu de cas de moi, autant en voyage que dans l’acte d’écrire. Quand j’y arrive, ma fermeture narcissique se transforme en ouverture et c’est grâce à cette même ouverture que mon attention se décuple et que ma réceptivité recueille des plaisirs minuscules. J’essaie d’archiver ces moments miraculeux en prenant des photos. Ces photos me rendent possible la remémoration de l’événement, ce qui me permet de construire du récit qui sera alimenté par l’étonnement que me procure la beauté de la nature et les découvertes de la culture des autres. Être en voyage réactive ma capacité d’être presque constamment dans un état d’admiration et d’attention. En ce sens, le questionnement que partage Matthieu Raffard dans un essai sur la photographie me semble très pertinent :

 

Se pourrait-il que le voyage devienne en soi un laboratoire, un studio? Il permet en tout cas une réflexivité, ainsi qu’un silence intérieur propice à la création. Chaque chemin est l’occasion de retrouver le calme nécessaire pour travailler. Le voyage, comme atelier à ciel ouvert, encercle les journées de rythme précis. […] Le voyage enferme celui qui s’y livre et lui procure une concentration et un recueillement optimaux […]. Le photographe est dans un atelier immense où seul l’occupe l’exercice du regard6.

 

La photographie me permet aussi de procéder à l’exercice du regard et la photo qui en résulte facilite la réminiscence de la rencontre précieuse ou d’un instant que je ne voudrais pas oublier, des traces que je tente maintenant de transformer en récit. L’événement esthétique que je tente de reproduire en mots et à l’aide de photos s’apparente à ce que Michel Onfray explique dans Théories du voyage. Il écrit :

 

[qu’il] s’agit de produire de brèves émotions et du temps concentré dans lequel se comprime le maximum d’émotions expérimentées par le corps. Un poème réussi, un cliché retenu, une page qui reste supposent la coïncidence absolue entre l’expérience vécue, accomplie et la souvenance réactivée, toujours disponible malgré l’écoulement7.

 

C’est exactement ce qui s’est produit en fouillant dans mes archives photographiques afin de mener une création de récits de voyage. Je tente de me redonner une chance d’attention en écrivant les souvenirs qui surgissent en visionnant mes photos. Il suffit simplement d’essayer, tel est ce conseil que donne René Lapierre. Ce qu’il écrit fait résonner de multiples manières tout ce qui m’anime en voyage et en recherche et création.

 

Échouer est ce qu’il faut apprendre. Ce que nous approchons ne sera jamais qu’une ouverture, une chance d’attention. Faire attention est notre chance, parce que rien n’est comme nous avions prévu, comme nous avions décidé. Écrire défait, délie. Tu marches écris lis donnes reçois ouvres pries peines touches tombes souffles et ça change quelque chose : n’importe quel verbe, il suffit d’essayer8.

 

En acceptant d’évoluer dans le spectre qui existe entre la réussite et l’échec, il existe dans cet espace une ouverture à l’inconnu qui permet d’accéder à un état d’esprit où tous les possibles peuvent exister. C’est de cette façon que j’associe également mon ouverture à l’éventualité du miraculeux à celle de la notion d’échec dont j’ai envie de parler un peu plus ici. Je ne veux pas faire partie de ces voyageurs qui veulent vivre une expérience parfaite de voyage. Je ne cherche pas à réussir mes voyages, je cherche à rester ouvert à l’inconnu. Je n’exige donc pas la perfection. Je préfère l’imparfait à la perfection. Jean-Didier Urbain rappelle que la soif de perfection est complètement utopique et « [qu’elle] est toujours aussi propice à la catastrophe. Effet papillon ou loi de Murphy, grain de sable ou tuile, tant est montée la pièce, qu’elle soit de pâtisserie ou de théâtre, qu’à la fin elle se casse9. » Je veux être celui qui évolue dans toutes les possibilités de l’échec. Je comprends ce que dit Roald Amundsen : « L’aventure est le produit de l’incompétence10. » Mon incompétence à prédire toutes les éventualités en voyage, à tout organiser et à chercher, à tout prévoir pour réussir ultimement mon voyage, eh bien, je crois qu’elle me rend heureux cette incompétence parce que ça me permet de toujours recommencer. Recommencer et redéfinir le voyage en m’ouvrant au monde des possibles. C’est aussi comme ça que je considère l’acte d’écriture, celui qui est recommencement constant. Le recommencement entraîné par les bifurcations de l’échec est tout aussi applicable au voyage qu’au processus de création.

 

            C’est ainsi que je conçois ce que dit Camus de Sisyphe, le personnage mythologique condamné à rouler sa pierre en haut d’une montagne pour qu’elle dégringole encore une fois en bas. Selon Camus, il faudrait imaginer Sisyphe heureux de recommencer son périple et sa tâche éternellement. Cette conception mythologique de l’échec rappelle selon moi ce que j’associe à sa valeur positive qui permet de goûter à des moments miraculeux. Ceci fait écho à ce qu’écrit Jean-Didier Urbain :

 

Nul n’est prophète en son voyage. Et qui saura goûter la saveur toute particulière de cette impuissance a plus de chance de connaître un jour, au large de cet appétit meurtrier d’exactitude, le bonheur dans l’échec, c’est-à-dire ce bonheur au bas de la montagne, d’où l’on repart sans cesse à l’assaut des sommets : des points culminants de l’homme heureux. Le voyage, interstice, brèche, faille ou aparté, est aussi fait pour cela, et sa répétition aussi. ‘‘ Il faut imaginer Sisyphe heureux ’’, d’autant qu’il l’est en son voyage toujours renouvelé11.

 

4.      Conclusion

            Parmi tous mes doutes tenaces, j’ai certainement cette certitude : je tiens à renouveler le geste d’écriture autant que j’ai envie de reprendre l’avion pour, dans les deux cas, me mettre dans un état d’attention et d’ouverture qui me donnent la possibilité d’accueillir et d’écrire les moments qui relèvent du miraculeux que je rencontre sur le chemin de l’inconnu. Comme l’écrit si bien Nicolas Bouvier : « Un voyage se passe bien de motifs. Il ne tarde pas de prouver qu’il se suffit à lui-même. On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est lui qui vous fait et vous défait12. » Il me reste donc à cultiver ma propension à m’engager dans l’inconnu en voyage pour inspirer ma pratique d’écriture. Une autre citation de Nicolas Bouvier fait écho à mon propos : « En route, le mieux c’est de se perdre. Lorsqu’on s’égare, les projets font place aux surprises et c’est alors, mais alors seulement, que le voyage commence13. » J’aimerais me perdre plus souvent dans l’acte d’écriture, pour que l’aventure créatrice recommence, pour qu’elle surgisse de l’inconnu, de l’imprévu. Le jour de ma mort, je pourrai dire qu’au moins j’aurai vécu l’étonnement devant le miraculeux, des échanges créatifs merveilleux et des moments extraordinaires en voyage, du moins, j’aurai su parfois le remarquer et peut-être que j’aurai pris le temps de le transcrire en lignes de mots.

 

BIBLIOGRAPHIE

Bouvier, Nicolas, L’Usage du monde, Montréal, Boréal, 2014 [1964], p. 375.

Deltenre, Chantale et Daniel de Bruyckner, Voyage : miscellanées, Bruxelles, Nevicata, 2014, 277 p.

Irwin, Rita L., « A/r/tography », dans Lisa M. Given (dir.), The SAGE Encyclopedia of Qualitative Research Methods, Thousand Oaks, SAGE, 2008.

Lancri, Jean, « Comment la nuit travaille en étoile et pourquoi », dans Pierre Gosselin et Éric Le Coguiec, La recherche création, Montréal, Presses de l’Université du Québec, 2006, 141 p.

Lapierre, René, Figures de l’abandon, Montréal, Les Herbes rouges, 2002, 97 p.

Lapierre, René, Renversements, Montréal, Les Herbes rouges, 2011, 161 p.

Michel Onfray, Théorie du voyage : poétique de la géographie, Paris, Le Livre de poche, 2007, 125 p.

Raffard, Matthieu, La soif d’images : petites révélations sur la lumière et la photographie, Paris, Transboréal, 2009, 89 p.

Rey, Alain (dir.),  Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 2002, p. 2383 p.

Urbain, Jean-Didier, Le voyage était presque parfait : essai sur les voyages ratés, Paris, Payot & Rivages, 2008, 556 p.

W. Turner, Victor, Le phénomène rituel : Structure et contre-structure, Paris, Presses universitaires de France, 1990 [1969], 206 p.

 

  • 1. Sous la direction d’Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 2002, p. 2247-2248.
  • 2. Rita L. Irwin, « A/r/tography », dans Lisa M. Given (dir.), The SAGE Encyclopedia of Qualitative Research Methods, Thousand Oaks, SAGE, 2008, p. 3.
  • 3. Victor W. Turner, Victor, Le phénomène rituel : Structure et contre-structure, Paris, Presses universitaires de France, 1990 [1969], p. 95.
  • 4. Jean Lancri, « Comment la nuit travaille en étoile et pourquoi », dans Pierre Gosselin et Éric Le Coguiec, Montréal, Presses de l’Université du Québec, 2006, p. 11.
  • 5. René Lapierre, Figures de l’abandon, Montréal, Les Herbes rouges, 2002, p. 15 – 17.
  • 6. Matthieu Raffard, La soif d’images : petites révélations sur la lumière et la photographie, Paris, Transboréal, 2009, p. 80.
  • 7. Michel Onfray, Théorie du voyage : poétique de la géographie, Paris, Le Livre de poche, 2007, p. 32.
  • 8. René Lapierre, Renversements, Montréal, Les Herbes rouges, 2011, p. 47.
  • 9. Jean-Didier Urbain, Le voyage était presque parfait : essai sur les voyages ratés, Paris, Payot & Rivages, 2008, p. 492.
  • 10. Op. cit., p. 467.
  • 11. Jean-Didier Urbain, op. cit., p. 494.
  • 12. Nicolas Bouvier, L’Usage du monde, Montréal, Boréal, 2014 [1964], p. 11.
  • 13. J’ai découvert cette pensée de Nicolas Bouvier dans Chantal Deltenre et Daniel De Bruycker, Voyage : Miscellanées, Bruxelles, Nevicata, 2014.