Voyager Léger

Auteur·e du carnet: 

Mes Carnets

 

Avant-propos :

J’ai acheté un petit carnet Clairefontaine.

Dedans,  j’ai tout noté : impressions de voyages et réflexions.

Pessoa et Bouvier comme sources d’inspiration.

Je n’ai pas su montrer des chemins, ni plans ni schémas.

Mais pensé que le premier de tous les périples, c’est d’abord écrire.

Placé entre le monde et moi, une zone inconnue dont je suis l’archéologue.

Conclu qu’il y a une sorte de matière impossible à mémoriser :

 Il faut le vivre pour le comprendre.

Alors, au fur et à mesure, ce carnet m’est devenu d’une sérieuse nécessité.

 

Carnet no 1    Voyager léger

Voyager léger, c'est donner du lest et de l'hélium au projet d'aventure; en vélo, on donne du braquet, on change de plateau.

Dans mes bagages, de nouvelles notions: liminarité et communitas.

Je dois abandonner mes lectures d’été inachevées, Tristes Tropiques et  Pèlerinage à Tinker Creek . Me concentrer sur la littérature dite de voyage.

À Lisbonne, j’ai suivi les traces de Pessoa. L’homme aux quarante visages.  À la librairie Lello de Porto, fascinée devant  les nombreuses piles de livres de José Saramago, je note sur mon calepin : Memorial do covento.  En français, Le Dieu manchot.

De retour à Montréal, je cours au devant de Bouvier. À la librairie Jasmin, grimpe des yeux jusqu’au dernier rayon.  Repère le titre,  L’usage du monde que je lis debout dans le métro.  Près de moi, des travailleurs. Beaucoup d’entre eux rêvent d’espace,  les poings dans les poches, avec au fond des yeux un peu de fatigue. Si Bouvier pouvait faire d’eux, de vrais voyageurs!

Voyager léger, répète-t-on souvent. Je dresse la liste du superflu et du nécessaire. Et si je partais encore une fois et pour longtemps, je ne sais plus ce qui me serait utile. Un livre ou une savonnette?  Un peigne ou un sextant? Des souvenirs ou des rêves? Je réfléchis à la liste des oublis essentiels au voyage. Du trivial au fondamental. Et s’il fallait du superflu comme nécessité, ce serait un bon exercice à envisager. Je fais le tri, sans pouvoir me décider.  Voyager est un état d’esprit, selon Bouvier.

Je suis encore sur  le seuil à réfléchir à mes quelques empreintes de pas sur la tangente du monde. Il me serait toujours utile de partir avec un poète à mes côtés. Mais en voilier, j’ai  besoin d’avantage de sciences et de trigonométrie, de voiles et de patience.

Je choisis de voyager léger.  Dans le désert, il y a toujours  un oasis avec  un Saint-Ex abreuvé. La confiance est indispensable en cas de survie.

C’est décidé, je n’apporterai rien qui puisse alourdir ma joie.  

 

Carnet no 2    Le pèlerin de Lisbonne

Je lis ces phrases écrites par Teresa Rita Lopes, en  préface du livre Le pèlerin de Fernando Pessoa : « Un jour, un  Homme en noir  passe sur la route près de chez lui et le regarde avec une telle intensité, en lui murmurant quelques mots qui l’invitent à suivre cette route qu’il s’est contenté, jusqu’alors, de regarder, qu’il n’a de cesse de partir, pour une destination  inconnue. Jusque-là il avait  dormi sa vie  - comme l’écrit fréquemment Pessoa. »[1]

« L’homme en noir l’a réveillé, comme cela se produit dans toute initiation.  Nous ne marchons qu’à l’intérieur de nous-mêmes  écrit Pessoa dans un poème. C’est en effet à la recherche de lui-même que notre pèlerin se met en route. Tout au long de sa marche (initiatique), il sera soumis à plusieurs épreuves : il succombera aux successives attractions du monde, mais reprendra toujours  la route, et son irrépressible quête, dont il ignore l’objet. »[2]

 

Carnet no 3    Le Seuil et le Sacré

Retour sur Pessoa et l’Homme en noir.  À lui seul, il aura beaucoup voyagé en empruntant plusieurs vies. Cependant, il a peu traversé de territoires, dit-on. Pessoa était plutôt sédentaire.

« Ne fixe pas la route, suis-la jusqu’au bout. »[3], écrit-il en 1917 dans O peregrinoLe pèlerin.

Qui doit partir, doit vaincre la peur, s’arracher au réel de sa vie, à la gravité des choses fixes, acquérir une fluidité nomade. 

Du consentement au voyage à la consécration de partir, il y a le Seuil à franchir. J’accèderai au Temple, cet espace sacré où une fois passé le rideau de perles,  je fais le serment du voyageur. Un vœu d’alliance à l’inconnu, une promesse faite à moi-même, un édit de non retour. Quelque chose me dit qu’au-delà de cette limite appelée le Seuil, il y aura ma transformation. Faite d’expériences et de traces que l’Étranger m’aura léguées.

Comme Pessoa  invité par  l’Homme en noir,  je suis la route jusqu’au bout sans me retourner ni la fixer, me soustrais aux miens,  emprunte la démarche de l’aveugle, vais rejoindre une confrérie qui m’attend.

Mourir ici, pour renaître là-bas.

 

Carnet no 4    Un feu de joie en pleine nuit

Les anciens disaient que gravir la montagne, c’est se rapprocher du ciel.  Le contemporain n’échappe pas à cette nécessité, celle du Sacré.

Jamais il n’y aura eu autant de marcheurs et de pèlerins lancés à l’assaut d’altitudes et de lointains extrêmes.

Moi-même, ne suis-je jamais allée aussi loin dans mes réflexions qu’en marchant tout simplement par des chemins peu fréquentés. Loin, très loin d’un monde bruyant. Le silence est un état rare des lieux.

En pleine nature, j’ai le  privilège de me trouver une place à moi, avec tout ce qu’il faut de survie  et allumer un feu de joie en pleine nuit.

Je cherche, et c’est un voyage. Je voyage, et c’est une quête. Au terme, une révélation.

 Terre, grandiose agora où la toponymie de mes sentiments est en renaissance constante. 

La transformation  est ma destination. 

 

Carnet no 5    L’usage du monde

Nicolas Bouvier qui a fait si bien l’usage du monde dira en ces termes : « La vertu d’un voyage, c’est de purger la vie avant de la garnir.»[4]

Purger la vie, celle qui nous sature par habitude, par acquis, par erreur et qui nous agite comme des désespérés lorsque nous voulons la réinventer.

Je veux voyager léger, les mains vides. Recevoir un nouvel usage du monde.

Désire partir. Atterrir à Djibouti .Voir  les blonds déserts de Jordanie, le rose de Pétra. Je suis nomade, insatiable.

Depuis quelques années, je voyage par volonté de survie. Engagée dans une grande marche. Ai perdu ma mère et ma sœur en si peu de temps. Souhaite me remplir d’une autre mémoire. Parce que celle des morts me fait souffrir. Suis en quête d’un monde neuf où  j’espère trouver de nouveaux rhizomes de vie.

Jakarta est un cheval et une ville. Pour fuir. Et me sauver.

Dès ma naissance, je suis  devenue une étrangère qu’on apprivoise à la vie.   

 

Carnet  no 6    Poème écrit dans un coin

« Le sacré – tout comme la liberté— il faut qu’on le sente menacé pour qu’on s’en préoccupe.»[5]

 J’habite si peu l’espace

Tellement, j’en rêve

Un espace si grand si froid l’hiver

Qu'au sud du Nord

Il y a là une maison des quatre saisons

Urbaine et propre sans être riche

Par les fenêtres entrent des jardins d’éclosions

Des soleils d’Afrique d’antilopes au galop

De lointains fleuves d’Amérique aux forêts encombrées de réel

 

J’habite si peu l’espace

Tellement, j’en rêve

Des Balkans, je reviens vers le Seuil

Cœur saignant des chaumières

Où cuisent tous les jours les trippes et l’os, le gibier

Je rentre au chaud, l’hiver insiste

Des lantanas aux frêles racines

Corps frileux, longues tiges, sève figée

Et le ciel blanc glisse son œil de vitre au dessus de la ville 

 

J’habite si peu l’espace

Tellement j’en rêve

Le Monténégro, les Tatras et les Carpates

Flaque turquoise aux dimensions étrangères

Autour d’ondes brumeuses multipliées à l’infini

Creuset enchainé de sinus, immense et sacré

Je ne saurais le décrire autrement qu’en dérive

De mots infidèles, de mémoire d’enchantement

 Comment écrire ces quelques fragments sans m’en aller vraiment

Dans le ravissement flambeur de l’automne

De chez moi et d'ailleurs revenir à l’âtre de pierres,  le visage rougi soufflant sur les braises

J’habite si peu l’espace    Tellement j’en rêve 

 

Carnet no 7    Le banquet

« Dans une ville qui connaît la faim, le ventre n'oublie jamais ses droits et la nourriture est une fête » [6]

« Il n’y a vraiment qu’un pays très ancien pour placer ainsi son luxe dans les choses les plus quotidiennes; on se sentait bien trente générations et quelques dynasties alignées derrière ce pain-là. » [7]

Il y a des jours où les aubes devant la mer  ne suffisent plus au ravissement. Rien n’apaise mieux la solitude, qu’un repas partagé, même frugal.

« Aux repas du soir, surtout le week-end, c’est la réjouissance, comme une fête de village.  Invitée à joindre leur communauté, je me retrouve entre les convives,  choyée et honorée parmi des habitués.  On se passe les plats avec déférence. Un chaînon de joie. Sa femme a cuisiné l’agneau. Parfums métissés : cannelle, cumin, cardamone et pistaches éclatées. Il me fait signe de bien sentir les effluves. Il mime le plaisir à humer un bouquet de saveurs, les doigts réunis sous le nez, les yeux clos, le menton relevé. L’odeur sucrée du pain chaud  me rassérène; j’ai envie d’enfoncer mes doigts dans la mie, de briser la croûte, de croquer la miche. Je désire du beurre frais, Soraya m’offre une huile de sauge. Du fumet de viande grillée, se dégage l’arôme poivré du paprika. La communion  recrée l’occasion d’être ensemble et manger est un heureux prétexte. » [8]

Invitez-moi à votre table et je connaitrai du coup l’ampleur de votre générosité, l’environnement qui borde votre maison, votre discipline devant la vie, l’amour que vous portez à vos enfants, la place que vous réservez à ce meuble anodin, usuel et si rassembleur : la table.  Le voyage impose une certaine régularité à la vie, une rigueur des rituels quotidiens : manger, dormir, avoir un toit. Une nécessité d'être en adéquation avec le monde. Toutes les réponses à notre quête sont là : un soleil levant sur l’humanité.

 

Carnet no 8    Écologie des territoires

Avant de nous marier, tu m’interrogeais sur l’avenir du tulle et des roses à Détroit.

Je noircis le papier pour comprendre. Comment l’air est-il devenu liquide? Comment poussent les fleurs dans un pré de béton?  Comment?

Après la Grande noirceur, la désillusion des pôles qui fondent.

Il y avait toi devant moi. Au sud, par là, la jungle et l’eau brune à remous.  Aujourd’hui, des spas à grandes eaux.

Et de nombreux je parmi les ombres de nous-mêmes.

Ici, un moulin à céréales. C’était avant.

Impossible, te dis-je : je nageais dans cette eau avec des palmes parmi l'or des amibes.

Maintenant, c’est une géologie de plastique, ma région.

Je sais que  tu as raison. Mais je refuse de l’admettre.  

Sous les cycles défaits, l’écorce terrestre compose un sens avec des restes.

 Que ferons-nous de nous après l’achat de notre amour?

Tu m’as dit ceci : la beauté est là dans les petites choses. 

Tu es parti travaillé, nous inventer une maison de vents sur l’eau.

Maintenant, nous buvons des cuillères remplies de zinc, de plomb et d’acier.

Allez, tout se dissout ; nous sommes habitués.

Tu me dis que tout va bien et je te crois.

Nos enfants? Je ne sais pas.

Puis, nous sommes devenus silence. C’est sage, la vie tranquille.

Nous nous écrivons des haïkus quotidiens. Nos listes d’épicerie.

Nous nous aimons par nos corps de plus en plus séparés, chacun de notre côté.

Nous prenons des photos avec nos téléphones. Je ne t’appelle plus autrement qu’en toutes lettres.

Ta voix n’est qu’un souvenir sur des photos anciennes.

L’amour est là, mais fatigué.

Au bout d’une vie, le sommet est une métaphore heureuse. Mais, je suis lasse des dénivelés sans fin.

J’entreprends ce voyage par amour démodé des cartes postales.

Je ne fume pas, mais je vais à la tabagie acheter des timbres.

De nos mains, il y a eu du tien, du mien, toute la Chine, le nous décomposé, et l’Amérique des mois brisés. 

Un trait et c’est la barque qui est passée. Sur l’eau, notre visage n’a plus de reflet. Le vide. Des enfants maigres, pieds nus dans une rivière tarie.

Avant de nous marier, tu m’interrogeais sur l’avenir du tulle et des roses à Détroit.

   « … et maintenant, cette ville exquise et silencieuse qui sent le citron, qui parle le plus beau persan de Perse, où toute la nuit on entend murmurer l’eau courante, et dont le vin est un chablis léger purifié par un long séjour sous terre. Les étoiles filantes pleuvaient sur la cour, mais j’avais beau chercher, je ne trouvais rien à souhaiter sinon ce que j’avais. »[9]

 

Carnet no 9    L’étrange, le passé et le léger 

« Comme le patron allait souffler la lampe, j’aperçus pour la première fois son visage éclairé en plein, et je compris ce qui m’avait intrigué : c’était le sosie de mon père; mon père un peu vieilli, noirci, humilié, mais mon père tout de même. C’était si saisissant que je retrouvai aussitôt le timbre de sa voix, oublié depuis longtemps. … Bien peu de circonstances ici. J’étais pourtant content d’avoir récupéré cette voix : ces bagages-là, ne prennent pas de place. »[10]

 Seize heures déjà et c’est la nuit dans un quart d’heure. Il fait moins sombre quand il y a la neige.

 Enfant, j’avais l’habitude de passer par la ruelle et d’entrer chez moi par la porte de la cuisine. La maison n’a guère changé. Sinon le monde et mes habitudes. Je voyage à l’envers, quelle importance. Ce toit m’abrite encore. Quelques visages familiers veillent toujours en moi. Toujours.

Je marche souvent avec le souvenir tenace de cette maison d’enfance.

À chaque fois que je remonte cette rue à pied ou à vélo, j’entre dans un décor où je ne me suis jamais échappée : j’ai onze ans, ma mère a changé les serrures et nous sommes partis en camion rempli de meubles et de vaisselle. Vers une autre histoire. Le visage de mon père dans l’ombre.

Aujourd’hui, je vis dans un tout autre quartier, étrangère, assise à une fenêtre qui s’ouvre sur un parc. L’avenir, comme les oiseaux, se contemple dans les arbres.

Le train a été ma première école. Par lequel, j’ai voyagé et quitté l’étroite connaissance de ce que je suis.

Récemment, un professeur m’a dit ceci  et je le note dans ce carnet : La destination est le chemin que l'on se trace soi-même. 

 

 


[1]  Fernando Pessoa, Le pèlerin, Paris, La différence, "Littérature étrangère", 2010, [Lisbonne : 1917], p. 9.

 

[2] Fernando Pessoa, ibid, p. 10. 

 

[3] Fernando Pessoa, Le pèlerin, Paris, La différence, "Littérature étrangère", 2010, [Lisbonne : 1917], p.56

 

[4] Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Montréal, Boréal, « Ici et ailleurs », 2014,  [Genève : Droz, 1963], p. 27

 

[5] Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Montréal, Boréal, « Ici et ailleurs », 2014,  [Genève : Droz, 1963], p. 62

 

[6] Nicolas Bouvier,  L’usage du monde, Montréal, Boréal, « Ici et ailleurs », 2014,  [Genève : Droz, 1963], p. 142

 

[7] Nicolas Bouvier, Ibid, p. 143.

[8] Chantal Fortier,  Chroniques d’Istanbul, Montréal,  Récit Nomade, 2016.

 

[9] Nicolas Bouvier, Ibid, p. 243.

 

[10] Nicolas Bouvier, Ibid, p. 240.