"Voilà cinq jours que notre traîneau est tombé en panne... "

Voilà maintenant cinq jours que notre traineau est tombé en panne comme seuls les traineaux peuvent le faire. Cinq jours que nous n’avons pas avancé, que le vent irrite nos sens, que l’on s’épuise à tenter de réparer l’irréparable. Que nous voyons notre nourriture comme nos chances de bouger s’amenuiser.

Il semblerait que je ne sache pas vraiment depuis combien de temps nous avons été contraints de nous arrêter. Il semblerait qu’il fasse tout le temps jour ici. C’est à en perdre la tête. Ce dont je suis sûr, c’est que je commence à avoir froid. Très froid de l’intérieur. Un froid que l’on redoute encore plus que celui qui vient de l’extérieur. Mon cœur est en train de geler. Il est chaque jour plus dur de me réchauffer, de bouger. J’ai tout le temps faim. Et si je ne la désire pas encore, je pense souvent à la mort.

James, mon coéquipier, tente encore d’entretenir l’espoir par des traits d’humour qui glissent sur moi. Quand je dis que je suis en train de devenir aussi froid et dur que la glace… Il dit que quand on sera rentré, tout ça fera une bonne histoire, qu’on en rira. Il ajoute que les voyages sont faits pour vivre des expériences périlleuses, affronter nos limites, les repousser.

Le premier jour, je renchérissais.

Le second jour, je répondais laconiquement.

Maintenant…

 

Son dernier trait d’humour : au moins, nous ne manquerons pas de viande, nous pourrons toujours manger les chiens. Il parle aussi souvent du froid qui conserverait bien la viande. Ça le fait rire. Jour après jour, son humour vire de plus en plus au morbide.

Moi, je pense : Mourra avant les chiens. Ne sert à rien ! Pas besoin de lui ! Les chiens, eux, peuvent courir. La viande, c’est de la viande… La dernière trace de civilisation est à huit cent kilomètres au sud. Toute morale, toute notion de bien ou de mal est à huit cent kilomètres plus au sud. Et même encore plus loin.

Personne ne viendra contester ma version des faits :

tempête…

séparés…

perdu…

porté disparu…

voyage dangereux sous ces latitudes…

Certains diront : « Il savait ce qui l’attendait ». D’autres : « Comme quoi, ça arrive même aux plus expérimentés ». D’autres encore : « Il est parti en faisant ce qu’il aimait ». Je ne serai sans doute pas le premier à faire ça. Je pense à tous ces explorateurs engagés dans des voyages vers l’inconnu. Quand leurs navires se sont retrouvés pris dans les glaces… On a dû ensevelir des corps avec des morceaux en moins… Mais personne n’a rien dit parce que personne ne sait vraiment ce que ça fait de voir le fil tendu entre deux destinations se rompre. Et ceux qui l’on fait n’ont jamais dû en parler parce que ce sont des choses qui se produisent en dehors de la société. Les mots appartiennent à la société, à la civilisation. Clac. Le sort vient de donner un coup de ciseau. Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? Parce que même si la destination ne sera pas atteinte, le voyage continue. Subitement, sa dynamique s’est fondamentalement modifiée pour devenir une mécanique. De « se sentir vivant », on passe à « rester en vie » tout simplement parce qu’une force insaisissable a appuyé sur un bouton marqué « Accident ». Le propre de l’accident : la seconde avant, la respiration précédente, tout allait incroyablement bien. La seconde avant, nous n’étions pas deux gladiateurs poussés dans l’arène, forcés à se battre pour survivre sous l’œil de forces qui nous dépassent et qui s’amusent de voir nos esprits jouer avec de la dynamite psychologique. Perdu au milieu de la glace, je pense à Aron Ralson. Parti pour une randonnée, pour se sentir vivant, il n’aura d’autre choix que de se couper la main pour pouvoir s’échapper du ravin dans lequel il s’est coincé.

Et moi ?

Je voulais ce voyage comme une expérience. Une découverte de moi. Du surpassement dont je suis capable. J’ai dit à ma famille, à ma femme que lorsque je rentrerai, je serai différent… Curieusement, je me rappelle n’avoir jamais dit que je serai une « meilleure personne » mais une « autre personne »… Est-ce que cela me parait prémonitoire maintenant parce qu’il s’est passé ce qu’il est passé ?

Quelle importance ?!

Tout cela est loin. Tout cela est très loin... Il n’y a ici que James et moi. Et une réalité crue. Quelques jours vont surement passer sans que rien ne se produise… Ils seront hantés par une seule question :  que fait-on quand le voyage nous a piégé ? Que fait-on quand le voyage nous amène à découvrir une partie de nous que n’allons pas du tout aimer ? Comment vivre avec cette connaissance de soi là ? Je pourrai mentir aux autres sur ce qu’il sera réellement arrivé à James. Mais je ne pourrai pas me mentir à moi…

Il semblerait qu’à terme, je ne puisse pas m’empêcher de faire ce que j’aurais à faire. J’ai réellement peur de ce que je vais découvrir sur moi. J’ai le sentiment de ne plus m’appartenir car ce voyage n’est plus une dynamique que je créé mais une mécanique que je subis. Une impitoyable mécanique.

Pour l’instant… ça va… je ne suis que le jury… écrire ces lignes dans ma tente me permet d’éloigner mes pensées du pic à glace rangé dans le traineau, de mon estomac qui gargouille, des rations qui s’amenuisent. Mais je sais que ce ne sera pas toujours le cas, quand je vais devenir le juge et le jury, quand ce ne seront plus mes pensées qui s’approcheront de l’outil… de l’arme… mais ma main et quand ce sera le cas, cette histoire qui devait être le compte rendu d’un extraordinaire voyage dans les glaces de l’Arctique va virer au sordide récit de survie.