"Je fais souvent ce rêve..."

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Je fais souvent ce rêve…

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Il y a un navire qui glisse le long d’un chenal incendié par un soleil crépusculaire.

La corne de brume retentit, plainte ample qui m’appelle sur le pont et je gravis les marches usées de ce beau bâtiment de bois. Alors, j’entends dans les cris enragés des mouettes qui tracent de larges cercles autour de nous l’impatience de mon équipage à prendre la mer. L’odeur iodée de l’écume, portée par le vent, vient se déposer sur les langues de mes hommes, exalter leurs papilles. Elle ravive cette mémoire dans laquelle vont puiser leurs corps félins afin de se déplacer sur ce pont mouvant de bois brûlé par le soleil et le sel. Ce ne sont pas des hommes qui parlent beaucoup. Seul leur regard porte encore l’éclat de leur jeunesse consumée en un été passé à courir le long des falaises de la côte, à contempler cette ligne d’horizon. A ce désir virulent de la repousser et de l’embrasser en même temps.   

Est-ce la mer qui a marqué ces hommes de son fer ou a-t-elle planté dans leurs cœurs une fleur de sel ?

Alors que je me tiens debout sur le pont, quelque chose m’interpelle à tribord et je la vois. Je semble être le seul. Le temps s'étire tandis que nous passons à côté de cette femme qui se tient sur le bord du chenal. Figure forte, digne et solennelle. Le vent qui a appelé les hommes joue, narquois, avec les pans de son grand manteau. Il passe ses mains froides dans les longues boucles brunes et lui chante une douceâtre et inaudible litanie dont elle espère qu’elle ne se muera pas en oraison. Le visage de la femme est crispé, expression du combat qui se joue en elle. Doit-elle détester ce vent qui a emporté son mari loin de ses bras ? Doit-elle l’aimer, lui qui ne sera plus que la seule source de caresses tendres et affectueuses pour les mois à venir, lui qui entendra ses plaintes et ses craintes prononcées dans le silence de ses gestes ?

La femme disparait en priant pour que ce soit bien son espoir qui s’éteigne en dernier. Entre mes mains, elles placent tout un pan de leurs vies. A moi. Un inconnu à leurs yeux dont le rôle est de faire avancer ce navire qui leur prend leurs maris en espérant que ce ne soit pas la mer. Des deux maux, elles se contenteront du moindre et craindront le pire.

Et en revenant vers mes hommes, je comprends que la bataille fait également rage dans le cœur de ces jeunes loups de mers pudiques. Le dilemme qui se joue en eux les tiraille entre deux pôles irréconciliables. Leur femme au port et la mer. Entre le corps féminin et son allégorie. Entre le charnel et le sublime. Durant leur éphémère jeunesse, ils ont fait ce choix qui les condamne à aller d’un univers à un autre sans jamais croiser les deux. Ils sont ces hommes prisonniers de leurs corps, ces éternels enfants en quête de cette chose qui les a inspirés jadis, ce désir irrépressible de repousser cette insolente ligne d’horizon. Ils sont pris dans une quête dont moi, le Capitaine, je suis le métronome involontaire.

Alors il en est ainsi…C’est à moi de les mener au-delà des tempêtes et ouragans, Açores et Rugissants jusqu’au sublime.

Jusqu’au moment précis où ciel et mer se confondent,

Où le sublime souffle à l’oreille du mystique,

Où la sirène souffle à l’oreille du marin,

Où le vent souffle à l’oreille de la femme.

Le cap, véritable langue de calcaire vient lécher timidement la mer et nous cacher le port.

Il y a cet indéfictible sentiment que nous quittons le monde terrestre...