À une baleine

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L’air salin asséchait les lèvres et piquait les yeux. Les roches glissantes se hérissaient en pentes abruptes. Il y avait le bruit des vagues sur la grève, celui du vent, le cri des goélands et des canards… Nous tentions maladroitement d’enjamber les flaques d’eau vaseuses laissées par la marée sur son passage. Plus nous avancions et plus le phare où nous étions hébergés nous apparaissait être un point minuscule à l’horizon. L’un se servait d’une longue branche blanchie par la mer comme d’un bâton de marche, l’une faisait un bouquet de fleurs sauvages tandis que les autres prenaient des photos ou ramassaient des coquillages et des cailloux. Nous étions les victimes émerveillées d’un enchantement qui nous avait ramenés à l’enfance. Cinq heures de route et un traversier nous avaient transportés sur une île où le temps n’avait aucune emprise.

Parfois, l’un d’entre nous pointait le fleuve, visiblement ému, et s’écriait : « Regardez, une baleine ! ». Alors nous cherchions le cétacé du regard, et une fois tous les yeux posés sur lui, quelque chose de plus surnaturel que l’île elle-même se produisait. Lorsque nous observions simultanément le mammifère marin jaillir de la surface de l’eau pour replonger aussitôt dans celle-ci et disparaître sous nos yeux, nous vivions un moment teinté de sacré. Nous expérimentions, à l’unisson, la beauté fugitive de l’instant présent. Dans ces occasions, toutes les petites vicissitudes du quotidien devenaient totalement insignifiantes.

Ce ne fut néanmoins qu’en quittant cet univers pittoresque que je me suis mise à réfléchir aux baleines. Je veux dire à vraiment réfléchir aux baleines. Avant mon séjour à l’Île-Verte, je savais qu’elles existaient et même qu’elles étaient menacées. Mais il ne s’agissait pour moi que d’une toute petite entaille parmi les crevasses d’une planète qui, avouons-le, se fissure tranquillement d’un peu partout. D’ailleurs, un grand nombre de ces brèches m’apparaissaient hautement plus urgentes à colmater. Mais après avoir vécu ces quelques moments d’intense communion avec la nature, une idée ne me quittait plus : celle d’écrire sur les baleines, pour les baleines.

Car harponnés, abattus, exterminés pour des fins commerciales ou sportives, les cétacés du Saint-Laurent sont aujourd’hui en péril et bien que la chasse en soit désormais interdite au Québec, ils n’ont toujours pas terminé de souffrir de nos actions. Les changements climatiques, la pollution chimique, la réduction d’oxygène dans les eaux profondes et l’introduction d’espèces aquatiques envahissantes ne sont que quelques-uns des périls guettant ces mammifères marins. Pendant des mois, les chasseurs de pétrole que nous sommes bombardent les fonds marins d’ondes sonores qui détonent toutes les dix secondes à la recherche de l’or noir tant convoité. Autrement dit, lorsqu’elles ne se retrouvent pas empêtrées dans des filets de pêcheurs, qu’elles ne sont pas blessées par des paquebots ou inutilement dérangées par les activités touristiques d’observation des baleines, c’est le fleuve lui-même qui représente une menace.

L’espoir réside dans la sensibilisation. Demeurons sur la grève et profitons de l’instant fugace de bonheur que nous procure la vue d’une baleine à l’horizon. Ayons conscience de notre impact sur l’environnement. Rendons à la nature les petits gestes d’altruisme qu’elle nous prodigue si chaleureusement en tout temps. Écrivons pour elle. Ayons tout simplement de la gratitude pour les brefs moments où nous prenons conscience de sa générosité comme ceux que nous avons vécus sur l’Île-Verte.

Photo : Geneviève Sabourin